EGALITE

Article rédigé avec le concours de Nicolas et Nikola

L’idée d’égalité n’est pas une affaire nouvelle. En effet, je voudrais citer Paul Hazard, (1878-1944) historien français qui, dans son livre « La crise de la conscience européenne » (1935) écrit : » « Quel ­contraste ! quel brusque passage ! la hiérarchie, la discipline, l’ordre que l’autorité se charge d’assurer, les ­dogmes qui règlent fermement la vie : voilà ce qu’aimaient les hommes du dix-septième siècle. Les contraintes, l’autorité, les dogmes, voilà ce que détestent les hommes du dix-huitième siècle, leurs successeurs immédiats

Les premiers croient au droit divin, les autres au droit naturel. Les premiers vivent à l’aise dans une société où règne l’inégalité, les seconds ne rêvent que d’égalité.

L’égalité, qu’elle soit politique, économique, sociale ou de genre, fut un leitmotiv de la rupture intellectuelle des philosophes du siècle des Lumières.

J’aborderai ce thème de l’Égalité d’abord sous l’angle de la philosophie, puis son lien avec la Révolution française, comment la constitution de la République Française en traite, les réalités économiques en France et dans le monde pour enfin conclure en démocrate humaniste.

Sous l’angle philosophique

Selon E. Kant, la dignité humaine est intrinsèque, ontologique (par nature) et irréductible pour chaque Être humain. En cela, Kant, nous enseigne l’égalité dans ce qu’elle a de plus pure ! La dignité humaine serait en conséquence, le fruit d’une seule et unique chose : la loi morale qui anime l’âme humaine.

Complémentairement à E. Kant, la conception philosophique de la dignité humaine est également charpentée par Hegel.  Si Kant est le symbole de l’égalité, Hegel est celui de la reconnaissance individuelle et de la singularité de chaque Être humain. Sans la reconnaissance d’autrui, nous ne serions pas pleinement des Êtres humains accomplis dans notre dignité. Sans prise en compte de notre singularité, nous ne serions qu’un numéro parmi tant d’autres. La dignité humaine se révèle non seulement de manière ontologique et inaltérable, mais aussi comme un combat constant afin de comprendre et de reconnaître l’Autre dans ce qu’il a de singulier.

Montesquieu, dans « De l’esprit des lois », établit une relation essentielle entre république, démocratie et égalité : « L’amour de la république, dans une démocratie, est celui de la démocratie ; l’amour de la démocratie est celui de l’égalité ».

Rousseau, dans « Du contrat social », fait du concept d’égalité le moteur de sa théorie. La liberté est la finalité de l’association politique et l’égalité en est la cheville ouvrière.

La Révolution française

A la révolution française s’est établi à la suite de la monarchie un régime politique qui est baptisé « république ». En conséquence de l’abolition de la royauté et des privilèges, la première république française est proclamée. La République française est la fille de la révolution. L’Assemblée Nationale proclame la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

L’égalité est donc intrinsèque à la République dont la devise est « Liberté, Égalité, Fraternité ».

Les principes d’émancipation, de liberté, d’égalité et de fraternité, énoncés en 1789, consolidés par la République en 1792 valaient pour tous les hommes, pour tous les pays.

Condorcet explique : « Il ne peut y avoir ni vraie liberté, ni justice dans une société si l’égalité n’est pas réelle » ? Il soutient la lutte des Juifs, des protestants et des Noirs pour leur émancipation ». L’égalité politique de l’homme et de la femme est affirmée notamment dans un article qui fit scandale intitulé : « Sur l’admission des femmes au Droit de cité ».

Olympe De Gouges, rédactrice en 1791 de la « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne » a laissé de nombreux écrits en faveur des droits civils et politiques des femmes et de l’abolition de l’esclavage des noirs. A ce jour, malgré des avancées, nous sommes encore loin de réaliser l’égalité femme homme et de faire disparaître toute discrimination dont sont victimes les femmes.

La Révolution puis les différentes républiques françaises tentèrent sans toujours y parvenir d’instaurer l’égalité de tous les citoyens. Les discriminations de toutes sortes, de genre, de religion, d’origine, sont encore bien trop nombreuses. Le racisme, même s’il est officiellement condamné, est encore présent dans bien des comportements.

Égalité et la constitution de la Vème République

En France la constitution de 1958 est le texte fondateur de la Ve République. Adoptée par référendum le 28 septembre 1958, elle organise les pouvoirs publics, définit leur rôle et leurs relations. Elle est le quinzième texte fondamental de la France depuis la Révolution Française.

Norme suprême du système juridique français, elle a été modifiée à vingt-quatre reprises depuis sa publication par le pouvoir constituant, soit par le Parlement réuni en Congrès, soit directement par le peuple à travers l’expression du référendum. Son Préambule renvoie directement et explicitement à trois autres textes fondamentaux : la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, le préambule de la constitution de 1946, la charte de l’environnement de 2004.

La constitution de 1958, dans sa forme actuellement en vigueur, précise en son article 1 :

« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales. »

Les hommes et les femmes, naissent égaux en droit mais que ce passe-t-il après la naissance ? La République nourrit ses enfants et les instruit. L’histoire nous prouve que l’égalité des droits n’empêche pas les inégalités. Même si tous les gouvernants affirment orienter l’action de la puissance publique dans le sens d’une plus grande égalité entre les citoyens, nous voyons bien, notamment ces dernières années, que les inégalités s’accroissent. Les privilèges de la naissance ont été abolis sans complètement disparaitre et ont été remplacé par les privilèges de la richesse économique qui se répercute sur le plan culturel, social et régional. Même l’école qui a été un formidable instrument d’éducation et d’émancipation reste encore trop un facteur de reproduction sociale et un révélateur de la persistance des inégalités femmes hommes.

Les réalités économiques

En France, l’Observatoire des inégalités rapporte pour 2021 que les 10 % du haut de l’échelle des revenus touchent en moyenne 7,1 fois ce que touchent les 10 % du bas, après impôts et prestations sociales. Si l’on mesure l’écart de salaire total, tous temps de travail confondus, les femmes touchent 28,5 % de moins que les hommes. À eux seuls, les 10 % les plus fortunés possèdent 46,4 % de l’ensemble du patrimoine des ménages. Le patrimoine médian des ouvriers non qualifiés (la moitié possède moins, l’autre moitié plus) est de 12 300 euros, endettement déduit. Le ministère de l’Éducation nationale indique qu’à l’université, les enfants de cadres supérieurs sont beaucoup plus nombreux que les enfants d’ouvriers.

Ces constatations ne sont pas limitées à la France, elles peuvent se constater partout dans le monde. Le « Rapport sur les inégalités mondiales 2022 » de la « World Inequality Database », publié en décembre 2021, montre que l’hyper concentration patrimoniale, qui s’est encore aggravée pendant la crise du Covid-19, concerne l’ensemble des régions de la planète. Au niveau mondial, les 50 % les plus pauvres détiennent en 2020 à peine 2 % du total des propriétés privées (actifs immobiliers, professionnels et financiers, nets de dettes), alors que les 10 % les plus riches possèdent 76 % du total.

Les excès de la mondialisation financière expliquent en partie le creusement des écarts de revenus et de patrimoine ces dernières décennies. En moyenne les 10% des adultes les plus riches de la planète captent 52% des revenus mondiaux, lorsque 50% des plus pauvres s’en partagent 8,5%. Les disparités de richesse se traduisent aussi en inégalités en termes d’empreinte écologique. Les émissions de carbone des 1 % les plus riches de la planète dépassent celles des 50 % les plus pauvres.

De nombreux discours conservateurs tentent de donner des fondements naturels et objectifs aux inégalités et expliquent que les disparités sociales en place sont dans l’intérêt de la société dans son ensemble. Selon eux les inégalités sont nécessaires pour accroitre la productivité et la croissance. Après une période d’après-guerre où les inégalités ont régressé, les politiques néolibérales sont devenues culturellement dominantes et ont bouleversé le panorama des inégalités. La promesse néolibérale de dynamisation de la croissance par la baisse de la fiscalité des plus riches n’a pas marché. La théorie du ruissellement n’a pas généré la prospérité pour tous. Le recul des politiques de redistribution par la fiscalité a eu pour conséquence d’augmenter les écarts de revenus et de patrimoine au bénéfice des plus riches par rapport aux catégories sociales moyennes sans pour autant sortir du marasme les catégories les plus défavorisées.

Pour conclure

Pierre Leroux (1797 – 1871), philosophe et homme politique français, souvent cité par un de mes amis, a écrit : « Toujours est-il que nous sommes fondés à dire que l’Égalité est en germe dans la nature des choses, qu’elle a précédé l’inégalité, et qu’elle la détrônera et la remplacera. C’est ainsi que, de cette double contemplation de l’origine et de la fin de la société, l’esprit humain domine la société actuelle, et lui impose pour règle et pour idéal l’Égalité. Si donc, encore une fois, je crois à la Liberté, c’est parce que je crois à l’Égalité ; si je conçois une société politique où les hommes seraient libres et vivraient entre eux fraternellement, c’est parce que je conçois une société où régnerait le dogme de l’Égalité humaine. En effet, si les hommes ne sont pas égaux, comment voulez-vous les proclamer tous libres ; et, s’ils ne sont ni égaux ni libres, comment voulez-vous qu’ils s’aiment d’un fraternel amour ». Comment ne pas faire nôtre cette pensée !

L’objectif premier de toute société démocratique est d’améliorer le sort de tous. Le bien-être de tous au niveau national comme au niveau international doit être le guide de toute action individuelle et collective.

Les humanistes universalistes ont pour but l’amélioration de l’humanité et pour devoir d’étendre l’égalité et le bien-être à tous les membres de l’humanité. Ils doivent construire de nouvelles Lumières contre le retour des ténèbres. Telle est l’alternative de la société qui s’annonce. Les héritiers des Lumières, militants de la liberté, dotés de raison, n’ont qu’une voie. Et sur ce chemin, l’égalité est leur boussole.

Universalisme, Vous avez dit Universel ? Quel Humanisme ! – deuxième partie –

L’universalisme humaniste

Le fondement de l’Humanisme

Pour l’humaniste, l’homme est l’unique source de valeur. Certains pensent que des valeurs lui sont supérieures : la nation, le prolétariat, le socialisme, la race aryenne … D’autres pensent que l’humanité ne tire sa valeur que d’êtres qui la surpassent et qui sont source de toute valeur : Dieu ou la Nature. Laissons ces approches qui ne manquent pas de générer de nombreuses contradictions. Essayons de fonder rationnellement l’humanisme.

L’homme est capable d’accéder à la science, un mode de connaissance de la nature, qui le hisse au-dessus de la nature. Il est capable de normes d’action qui le distinguent des autres êtres naturels : la moralité. Admettre que l’homme n’est pas seulement un être de nature mais de culture permet d’expliquer pourquoi l’univers humain est un univers de règles, de normes et de symboles. La culture est la finalité interne de tout être humain, ce vers quoi il tend pour être lui-même.

L’être de l’homme c’est la raison dialogique c’est-à-dire la disposition anthropologique au langage, la capacité des hommes à se parler les uns aux autres à propos du monde, à raisonner ensemble. C’est l’union indissociable du langage et de la raison qui permet d’expliquer les autres qualités propres aux humains. Grâce au langage la conscience humaine est en relation avec elle-même, avec le monde et avec toute autre conscience.

Une autre spécificité du langage humain est la négation. Parler humain c’est affirmer ou nier, prétendre que ce que l’on dit est vrai et que ce qui le nie est faux. Ce que l’un dit doit pouvoir être contredit par l’autre. L’identification alternée de l’un à l’autre, l’interaction originaire entre un humain et tout autre humain, le oui et le non du dialogue, l’entente et le différend, la coopération et la rivalité et le monde commun sur fond d’un réel à partager c’est ce qui fait l’humanité de l’être humain.

Par le fait qu’il dispose du langage, l’être humain peut accéder au jugement. Les êtres humains en tant qu’ils parlent et se répondent, peuvent distinguer le réel de l’illusoire, le vrai du faux, l’objectif du subjectif. L’être humain est aussi capable de justifier auprès des autres la vérité de ses jugements. Parler c’est répondre de ce que l’on affirme ou de ce que l’on nie, en répondre devant autrui, devant tout autre. La justification est l’œuvre de la raison dialogique contre l’arbitraire.

Valeurs

L’action se fait souvent devant autrui et donc selon des normes ou des valeurs collectives. La personne agit selon des valeurs qu’elle s’efforce de partager ou de faire partager. La justification par des valeurs est donc une démarche rationnelle. Ce qui fait la grandeur de l’humain c’est qu’il peut aspirer à un bien qu’il place au-dessus de son plaisir, de sa tranquillité, de sa survie même. En tant qu’elles sont partageables, les valeurs répondent à une tendance anthropologique fondamentale : être soi en étant nous, dire et penser nous pour pouvoir être vraiment soi.

Les valeurs sont multiples et contradictoires. Toutes les valeurs ne se valent pas et quiconque l’admet doit aussi admettre qu’il y a de l’universel.

Science

La science est une connaissance à la fois rationnelle et empirique. Elle ne se contente pas d’observer et de recueillir des faits, elle a aussi vocation à les expliquer. Une théorie scientifique doit être réfutable c’est-à-dire susceptible d’entrer en conflit avec des observations possibles ou concevables. Un énoncé scientifique n’est justifié que par sa reproductibilité donc son invariance. La science se définit par ses procédures universelles, elle est le discours des savoirs universellement partageables. Les trois normes de la connaissance scientifique sont : impersonnalité, désintéressement, doute systématisé.

L’idéal scientifique c’est le monde objectif vu de nulle part sans sujet pour le voir. 

La science est la finalité interne de la rationalité théorique humaine.

L’idéal éthique

L’idéal éthique c’est le monde interlocutif vu de toute parts par tout sujet possible. Au contraire de la morale, l’éthique c’est l’unité du bien pour soi et du bien en soi. Le bien de tout être humain est de tenir tout autre humain pour un être de même valeur que lui-même et réciproquement. Les règles qui se déduisent du principe de réciprocité ne sont pas morales, elles sont éthiques parce qu’elles ne distinguent pas conduites intéressées et désintéressées. Ce sont des règles de vie bonnes pour l’humanité.

Le fondement de l’universel éthique n’est pas le principe à priori de l’égalité et de la réciprocité entre personnes discutant mais la conséquence à postériori que chacun peut en déduire pour son propre bien et pour le bien de la communauté. Tout être humain rationnel choisit de vivre selon les règles rationnelles de la réciprocité parce que, destiné à vivre en communauté (il ne se suffit pas à lui-même) et dialogiquement rationnel (il peut échanger avec qui que ce soit), il sait qu’il ne peut trouver son bien que sous des règles d’égalité et de réciprocité.

Le bien a priorité sur les valeurs. Le bien concerne chacun en tant qu’humain aspirant à vivre humainement. Il est le bien réel de ceux qui sont humains par définition, parce qu’ils peuvent se parler les uns aux autres. Le bien éthique représente un plus haut degré de rationalité que les valeurs morales. Celles-ci sont collectives, le bien éthique est universel. Il est le bien de l’humanité comme telle. Parce qu’il est l’achèvement de la relation d’interlocution, fondement même du logos, il a priorité sur toute justification dont il est la condition. Pour la raison dialogique il y a un bien universel. Il suppose le monde vu de toute parts, de toutes les places où se trouve un sujet d’interlocution. Telle est l’éthique humaniste fondée sur la raison.

Conclusion

Pour terminer je reprendrais l’essentiel de la conclusion du « Plaidoyer pour l’universel » de Francis Wolf. Un humanisme effectif est possible à condition qu’il intègre l’idée que les êtres humains se pensent toujours concrètement, à partir de leurs différences et qu’ils se définissent par des identités multiples et mouvantes. Le vrai humanisme repose à la fois sur une éthique de l’égalité, de la réciprocité et sur une politique des différences. L’humanisme d’aujourd’hui ne peut être fondé que sur la singularité de l’être humain comme animal parlant. La globalisation semble rendre l’humanisme impossible car elle menace la diversité culturelle sans laquelle il n’y a pas d’humanité ; elle le rend pourtant nécessaire contre les faux refuges dans des identités imaginaires antagoniques. L’universel ainsi défini est notre seul point fixe et assuré dans le chaos des valeurs.

26 décembre 2020

Références bibliographiques

Pour le titre j’ai imité une célèbre répartie de Louis Jouvet dans un vieux film dont je ne me souviens pas du nom : « bizarre, vous avez dit bizarre, comme c’est bizarre ! … »

Intéressé de longue date par l’universalisme j’ai souvent dialogué sur ce thème avec des amis qui se reconnaîtrons. Il y a quelques mois j’ai écouté à la radio un échange sur France Culture entre Francis Wolf et Chantal Delsol. Cela m’a donné l’idée d’écrire cet article qui est principalement inspiré par « le plaidoyer pour l’universel » de Francis Wolf mais aussi par d’autres écrits listés ci-dessous.

Monique Atlan et Roger-Pol Droit – « Humain, une enquête philosophique sur ces révolutions qui changent nos vies » Flammarion – 2012

Chantal Delsol – « Le crépuscule de l’universel » Cerf – 2020

Henri Pena Ruiz – « Dictionnaire amoureux de la Laïcité » Plon – 2016

Steven Pinker – « Le triomphe des Lumières – Pourquoi il faut défendre la raison, la science et l’humanisme » Les Arènes – 2018

Francis Wolf – « Plaidoyer pour l’universel » Fayard – 2019

Charles Coutel dans revue Sisyphe n°2– article « Pour l’Europe des lumières et la république universelle »  novembre 2020

Mazarine Pingeot sur le site The conversation – article « de l’universalisme au différencialisme » du 7 octobre 2018

Universalisme, Vous avez dit Universel ? Quel Humanisme ! -première partie-

L’intégration économique croissante des pays du monde par intensification des flux de biens et de services, de capitaux et de main d’œuvre, la globalisation de l’économie mais aussi le développement des transports et de tous les moyens de communication, du tourisme, la circulation des idées et des connaissances, le partage des cultures, l’avenir écologique de la planète, la crise sanitaire sont autant d’éléments qui viennent renforcer notre conscience de l’unité de l’humanité. Et pourtant cette unité recule dans les représentations collectives. Partout nous assistons aux mêmes replis identitaires : nouvelles radicalités religieuses, nouvelles revendications communautaristes, développement de la xénophobie etc…

Les critiques de l’universalisme

Un universalisme de façade

Au XVIIIème siècle qu’on appelle le siècle des Lumières, les philosophes, dans le prolongement des idées héritées de la Renaissance, ont combattu l’obscurantisme, la superstition et l’irrationnel des siècles passés. Ils ont renouvelé les connaissances et l’éthique de leur temps. La philosophie des Lumières considère que l’humanité est source de toute valeur et que tous les êtres humains ont une valeur égale. Ces idées d’humanité et d’humanisme sont liées à l’universel qui englobe la raison, la science, l’égalité, la moralité et la philosophie.

Aujourd’hui l’universalisme est battu en brèche. Il est interprété comme l’origine du colonialisme et de l’impérialisme, le symbole de l’oppression, la justification du racisme et de l’islamophobie. Il lui est reproché d’être purement formel. L’égalité de tous les êtres humains est affirmée mais elle coexiste avec des inégalités réelles. Les colonisateurs ont prétendu apporter la civilisation et ont minimisé l’oppression et la spoliation des colonisés tout en occultant leurs propres intérêts. L’universalisme leur a servi de justification.

Pourtant rien dans l’universel lui-même ne le condamne à n’être que de façade. L’idéal universaliste n’est pas un obstacle aux combats pour l’émancipation, il doit au contraire demeurer leur objectif. Il ne faut pas confondre les moyens de l’émancipation avec sa fin qui ne peut être qu’universelle. Il faut s’en prendre à ses usages pervertis et pas à l’Universel lui-même. L’universel est l’horizon de toute émancipation. La notion d’humanité a pu être dévoyée ou détournée mais elle a pu aussi servir à justifier des interventions selon un principe de justice. Le motif d’humanité sert les causes des dominés et n’est pas seulement un prétexte à domination.

Les Droits de l’Homme

La Déclaration universelle des Droits de l’homme adopté par l’ONU en 1948 indique que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Elle définit la Liberté comme ce qui consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Elle garantit l’expression du pluralisme des opinions et donc la liberté de conscience. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme.

Pourtant les Droits de l’Homme sont accusés d’ethnocentrisme ou d’occidentalocentrisme. C’est un hommage bien immérité à « l’Occident » car il existe bien des initiatives antérieures en Asie et en Afrique qui intègrent les notions de respect de la vie humaine, de droit à la vie, les principes d’égalité, de liberté individuelle, de justice, d’équité et de solidarité. Les droits de l’homme n’imposent aucune conception occidentale du Bien et du Juste, mais définissent un ensemble d’exigences générales valable pour tout système juridique. Ils sont seulement une condition formelle, et à ce titre universelle, compatible avec le maximum de conceptions substantielles particulières du Bien et du Juste.

 Lors des « printemps arabes » face au despotisme, à l’arbitraire, à la corruption, les manifestants réclamaient les mêmes libertés fondamentales. Avec leurs mots ils ont exigé le respect de ce que « nos » Déclarations avaient nommé les droits naturels inaliénables et sacrés des individus ou la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les êtres humains.

Des droits humains anthropocentrés

Une autre critique de l’universalité des droits humains est qu’ils sont anthropocentrés. Ils seraient l’expression de la domination des humains sur les non-humains. Il faudrait reconnaître de nouveaux sujets naturels de droit : les animaux, les plantes, les vivants en général, voire des forêts, des écosystèmes … La proclamation des droits humains institue une égalité des êtres humains. Étendre au-delà de l’humanité cette notion est peu pertinente. Les droits accordés à la nature peuvent entrer en contradiction avec les droits humains. Les animaux ne sont pas égaux entre eux et les droits accordés aux uns contrediraient ceux des autres.

Nous pouvons retenir la continuité fondamentale de la nature, des animaux et des humains mais en ne perdant pas la spécificité et la responsabilité humaines. L’être humain est un animal pas tout à fait comme les autres. Il dispose du langage et de la raison. Il fait partie de la nature, il est une partie d’un tout mais une partie qui a la particularité d’être responsable de la conservation de ce tout. Les êtres humains ont la spécificité d’assumer la responsabilité de préserver la nature et la vie. Mais au-delà de l’humanité la notion de droit subjectif n’est plus valable et se heurte à de nombreuses contradictions

Le différencialisme

En réaction contre l’imposture ethnocentriste, l’insistance sur la diversité des cultures peut conduire à nier tout type de référence universelle. La différence au nom de la culture, de l’histoire, de la communauté, de la singularité, de la liberté même est mise en avant pour rejeter l’universel. Le respect de la différence en devient presque un fétichisme. Il se transforme en revendication identitaire. Des groupements qui, au départ militent pour l’égalité des droits, font de leur différence une identité agressive qui se doit d’être reconnue comme entité fermée et versent ainsi dans le différencialisme. L’idéologie différentialiste affirme l’existence de différence essentielle entre les groupes humains puis les hiérarchise en conséquence. La négation de l’universel consiste à attribuer une dimension essentielle à des données particulières. Si la différence est un fait, ce qui est en jeu c’est de ne pas être discriminé du fait de sa différence. Les êtres humains comme individus sont singuliers. Ils possèdent certains traits particuliers mais l’espèce humaine est fondamentalement une. Comme êtres porteurs d’humanité ils sont universels. L’essentiel universalise, là où l’accidentel particularise. On croit invalider l’universel alors qu’on ne rejette que sa contrefaçon.

Le relativisme culturel

Le représentant des Lumières doit défendre le relativisme culturel qui s’inscrit dans une tradition humaniste. Le relativisme culturel est un puissant antidote à l’ethnocentrisme et le meilleur gage de reconnaissance de la variété humaine. Mais si toutes les valeurs sont culturellement variables cela ne veut pas dire que toutes les valeurs sont relatives à des cultures. La relativité culturelle n’est pas la relativité des cultures. Si les individus sont ce que fait d’eux leur culture, s’ils pensent nécessairement comme leur culture, ils ne peuvent jamais s’en libérer. Cette idée culturaliste empêche toute émancipation. Il faut admettre qu’il y a place dans toute société pour des voix individuelles porteuses d’un universel éthique. Les cultures, entités fermées et homogènes n’existent pas. L’ouverture d’une société est la valeur formelle qui permet l’existence en son sein de valeurs diverses. Ce qui ne signifie nullement qu’elles sont de même valeur ou qu’elles soient également vraies ou fausses. Toute société reconnaît à côté de normes socialement variables des normes morales socialement constantes relevant du respect dû à l’humanité comme telle, comme par exemple ne pas tuer, ne pas agresser, ne pas mentir, et plus généralement ne pas porter préjudice à autrui.

26 décembre 2020 

     – A suivre –

Références bibliographiques

Pour le titre j’ai imité une célèbre répartie de Louis Jouvet dans un vieux film dont je ne me souviens pas du nom : « bizarre, vous avez dit bizarre, comme c’est bizarre ! … »

Intéressé de longue date par l’universalisme j’ai souvent dialogué sur ce thème avec des amis qui se reconnaîtrons. Il y a quelques mois j’ai écouté à la radio un échange sur France Culture entre Francis Wolf et Chantal Delsol. Cela m’a donné l’idée d’écrire cet article qui est principalement inspiré par « le plaidoyer pour l’universel » de Francis Wolf mais aussi par d’autres écrits listés ci-dessous.

Monique Atlan et Roger-Pol Droit – « Humain, une enquête philosophique sur ces révolutions qui changent nos vies » Flammarion – 2012

Chantal Delsol – « Le crépuscule de l’universel » Cerf – 2020

Henri Pena Ruiz – « Dictionnaire amoureux de la Laïcité » Plon – 2016

Steven Pinker – « Le triomphe des Lumières – Pourquoi il faut défendre la raison, la science et l’humanisme » Les Arènes – 2018

Francis Wolf – « Plaidoyer pour l’universel » Fayard – 2019

Charles Coutel dans revue Sisyphe n°2– article « Pour l’Europe des lumières et la république universelle »  novembre 2020

Mazarine Pingeot sur le site The conversation – article « de l’universalisme au différencialisme » du 7 octobre 2018

L’hégémonie culturelle du néolibéralisme

Dans le prolongement de mes articles de mars intitulés « le Covid 19 révèle les revers de la mondialisation » et « pourquoi n’étions-nous pas prêts ?» je voudrais évoquer les travaux de Barbara Stiegler. Philosophe, elle enseigne à l’université de Bordeaux Montaigne où elle dirige le master « Soin, éthique et santé ».

Le néolibéralisme

Selon son analyse le néolibéralisme est plus qu’une simple théorie économique. C’est une pensée politique structurée et hégémonique qui emprunte à la biologie des catégories comme l’évolution, la sélection, l’adaptation et la compétition et qui domine beaucoup de discours politiques contemporains. Ses travaux se situent dans la lignée de ceux entamés par Michel Foucault sur la biopolitique.

Dans un entretien le 12 avril 2019 dans la revue « Alternatives économiques », à propos de la publication de son essai « Il faut s’adapter », publié aux éditions Gallimard (collection NRF), Barbara Stiegler nous explique que le nouveau libéralisme remet profondément en cause la conception de l’éducation héritée des lumières basée sur l’émancipation, l’autonomie et l’esprit critique.

Le marché mondialisé a besoin pour fonctionner de flexibilité, d’adaptabilité et d’employabilité. Dans un monde globalisé, ouvert, en mutation constante il faut former des citoyens capables de s’adapter. Tous les membres de l’espèce humaine doivent pouvoir participer à la grande compétition mondiale avec le maximum de chance. La « chance » ici ne consiste pas à exprimer ses propres potentialités, mais à entrer dans le jeu réglé de la compétition aussi bien armé que les autres. On est au cœur de l’utopie néolibérale et de son discours sur la justice et l’égalité des chances.

Le néolibéralisme défend une nouvelle conception de la démocratie. Il entend transformer l’espèce humaine et se servir de l’élection comme d’un outil pour obtenir le consentement des populations à leur transformation. La démocratie devient une technique de fabrication du consentement des masses. L’impulsion vient du haut, on connait la direction, une division mondialisée du travail parfaitement intégrée. Il faut s’adapter, se soumettre aux impératifs de la mondialisation.

Plutôt qu’une théorie économique, le néolibéralisme est une théorie politique complète qui a réussi à imposer une forme d’hégémonie culturelle.

La vision néolibérale de la santé publique

Dans un entretien au journal « Le Monde » daté du 10 avril 2020, Barbara Stiegler commente l’impréparation générale des gouvernements néolibéraux face à la pandémie du corona virus. Selon la vision néolibérale de la santé publique nous allons vers un monde immatériel de flux et de compétences, censé être en avance sur le monde d’avant fait de stocks et de vulnérabilités. Nos économies fondées sur « l’innovation » et sur « l’économie de la connaissance » devaient déléguer aux continents du Sud, principalement à l’Asie, la fabrication industrielle des biens matériels. Nos gouvernants ont renvoyé l’épidémie infectieuse et l’industrie manufacturière à un monde sous développé et à des temps anciens que nous, Occidentaux, aurions dépassés. Au fond un tel virus était, comme les stocks de masques, trop archaïque pour concerner nos sociétés, trop performantes pour y être exposées. Quel rapport nos vies aseptisées et nos systèmes de santé ultramodernes pouvaient-ils avoir avec ces images déplaisantes de chauve-souris et de volailles infectées, pourtant emblématiques de notre économie mondialisée qui entasse les vivants dans des environnements industriels de plus en plus dégradés. Le néolibéralisme préfère tourner ses regards vers l’avenir radieux promis par l’innovation biomédicale et continuer d’occulter les facteurs sociaux et environnementaux de toutes les pathologies, tant infectieuses que chroniques.

La vision néolibérale de la médecine est que notre système sanitaire doit en finir avec la vielle médecine clinique. A notre vielle médecine jugée « réactive », la vision « proactive » est une conception qui passe exclusivement par la responsabilité individuelle et qui refuse d’assumer une vision collective des déterminants sociaux de santé, soupçonnée de déboucher sur une action sociale trop collectiviste.

C’est ce qui explique la situation actuelle : un long retard au démarrage pour prendre des mesures collectives de santé publique, doublé d’une spectaculaire pénurie alors même que des alertes sur les maladies émergentes se multipliaient dans la littérature scientifique depuis des années.

« Le néolibéralisme n’est pas seulement dans les grandes entreprises, sur les places financières et sur les marchés, il est aussi en nous et dans nos manières de vivre qu’il a progressivement transformé et dont il s’agit de reprendre le contrôle. »

20 avril 2020