Après la dissolution de l’assemblée nationale par le président de la République et les élections législatives qui s’en sont suivies, la France se trouve dans une situation plus difficile qu’avant. En effet la gauche unie dans le Nouveau Front populaire (NFP) est arrivée en tête mais sans avoir une majorité à l’assemblée nationale. Toutes les autres forces politiques estiment que son programme est irréaliste. Ces forces revendiquent leur subordination aux lois de l’économie et de la gestion érigées en science. Elles présentent la rigueur comme une antidote aux dérives démagogiques et populistes sans s’interroger sur l’acceptabilité de ce discours voire la violence symbolique ou réelle qu’il véhicule.
La raison économique
Les sciences économiques dans leur version orthodoxe s’accordent sur un point : la maximisation du profit ou de la valeur actionnariale qui gouverne les choix d’investissement dans un cadre concurrentiel, n’ont d’autre vocation que d’instaurer une juste rémunération de tous les facteurs et d’accroître l’efficacité du système productif pour majorer le gâteau à partager au bénéfice de tous. Et là où le marché est défaillant, il revient à l’État de suppléer par une intervention correctrice sociale ou environnementale.
Ce propos raisonnable ne nous dit rien des rapports de force qui se nouent entre les différentes parties prenantes, notamment entre les détenteurs du capital et du travail. Au sommet de la chaîne de décision économique ce sont les grands fonds d’investissement et les banques d’affaires qui règnent en maître sur les choix d’investissement, la performance exigée du capital, la configuration de nos usages et l’avenir de la planète.
Ces décideurs économiques négligent le bien commun pour engranger des plus-values immédiates au profit des gros patrimoines financiers soit une infime portion de la société. Ainsi le contrôle économique se concentre et produit des mastodontes au pouvoir de marché et d’acquisition exorbitant. Cette finance patrimoniale ne se préoccupe pas de savoir que derrière les transactions financières il y a des organisations humaines, des traumatismes à chaque cession, une pression sur la performance, tout cela au bénéfice d’un tout petit nombre et au détriment d’un développement harmonieux et soutenable des entreprises, des territoires et des hommes.
Les sciences de gestion fournissent une caution à cette violence larvée et consacrent un déséquilibre de plus en plus poussé dans le rapport entre le capital et le travail, et entre le capital financier et le capital réel. Les États et les banques centrales, se détournant de leur mission première (régalienne, sociale, infrastructurelle) deviennent les grands serviteurs de cette domination économique.
Les dérives oligarchiques du capitalisme n’ont rien de nouveau et ont pour premier effet de miner la démocratie. Il faut prendre conscience de la violence du logiciel de ceux qui prétendent être au centre du jeu et dont la raison flirte avec la déraison. (voir l’article d’Olivier PASSET – Directeur d’études chez Xerfi, société privée d’études et d’analyses – publié le « juillet 2024 sur XERFI Canal).
Financiarisation de l’économie
Nous venons de vivre ces dernières années une grande transformation qui a conduit au capitalisme financier. C’est ce que l’on a appelé la financiarisation de l’économie. Le pouvoir économique a été capté par une minorité d’acteurs de la finance et de firmes multinationales sous la coupe de grands actionnaires qui sont parvenus à imposer leurs vues aux politiques. Ils ont imposé la dérégulation, le libre-échange, les paradis fiscaux, les niches fiscales, la forte réduction de la progressivité de l’impôt, les privatisations des services publics, la réduction de l’intervention de l’État dans l’économie donc la baisse des dépenses publiques, etc…
Nous vivons, disait Jean GADREY, professeur émérite à l’Université de Lille, une crise systémique profonde où crise financière et économique, crise sociale, crise écologique, crise démocratique et crise du pouvoir économique sont interdépendantes. Pour s’en sortir il faut s’attaquer à l’ensemble des causes de chacune de ces crises et à leurs interactions.
Hégémonie culturelle du néolibéralisme
Le néolibéralisme amène les dominés à adopter la vision du monde des dominants et à l’accepter comme « allant de soi ». Cette hégémonie se constitue et se développe à travers la diffusion de valeurs qui peu à peu dominent les esprits et permettent d’atteindre le consentement du plus grand nombre. Ces valeurs sont l’affirmation de l’universalité des logiques de concurrence, de propriété privée, de profit, de fongibilité monétaire, de rareté.
Karl Polanyl (1886-1964) dans son livre « the Great Transformation » pense que, contrairement à la lecture contemporaine superficielle du néolibéralisme considéré comme anti-étatiste, l’État joue un rôle central dans son émergence. Il a été mis au service d’une soumission très forte à une logique de concurrence. Celle-ci n’est pas un ordre naturel et son application nécessite une puissante pression politique et idéologique des institutions publiques pour soumettre la société à cette logique. Pour en sortir, il s’agit de penser l’économie en dehors de l’échange marchand.
Économie et humanisme
L’économie a toujours été une activité multidimensionnelle mettant en relation l’individu, la société et la nature. Elle est condamnée à retrouver sa vraie nature d’activité finalisée par la satisfaction des besoins humains et transformant aussi efficacement que possible, à cette fin, les milieux physiques ou vivants sur lesquels se développe la vie des hommes. Gérer rationnellement les ressources utiles et rares de ce monde, afin de satisfaire au mieux et au moindre coût les aspirations humaines, ne constitue qu’une partie des activités des hommes. Il y a aussi ce qui s’étend à l’esthétique, à la gratuité, aux valeurs socioculturelles qui donnent un sens à la vie et à la mort et finalisent les comportements. La sphère de l’économique est un sous-ensemble de celle des activités humaines et socioculturelles.
Amartya SEN, économiste humaniste, prix Nobel en 1998, a conçu l’indice de développement humain des Nations Unies. Cet instrument de mesure inédit qui prend en compte, non seulement les tonnes d’acier et les milliards de dollars d’exportation mais aussi des paramètres concrets pour les citoyens comme l’espérance de vie, la mortalité infantile, le niveau d’éducation, la santé et même les droits politiques. SEN estime que les politiques publiques doivent donner à chacun la «capabilité» de vivre une vie digne de ses attentes. C’est une magnifique ambition de vouloir toujours replacer au centre des dispositifs chaque homme et chaque femme à la fois dans son humanité défendue dans le cadre éthique des droits de l’homme et dans sa qualité d’acteur et d’être humain dont il faut respecter et renforcer la liberté de mener la vie qu’il ou qu’elle souhaite mener et pas seulement comme réceptacle d’objets divers de confort.
Pour conclure
La mise en cause de l’État providence et l’aggravation des inégalités a donné naissance à une forte demande de justice sociale. Il n’est pas possible de continuer à imposer un discours de nature transcendante, incontestable dans ses présupposés comme dans ses conséquences, imposant ses décisions dans presque tous les domaines de la vie sociale et, dans le même temps, prétendre agir en fonction de principes fondamentalement humanistes sur le plan individuel et démocratiques sur le plan collectif (voir l’article d’André BELLON dans la revue « Humanisme » n°291 de février 2011).
Le dénouement de la crise que nous vivons dépend in fine de la sortie du dogmatisme des sciences économiques version orthodoxe pour adopter une version des sciences économiques au service des hommes et des femmes, de la satisfaction de leurs besoins dans le respect des droits humains, au service de tous et pas d’une minorité. Pour cela les pouvoirs publics doivent retrouver leur mission première. Ils ont l’obligation d’investir dans l’avenir, prioriser la santé, la formation, la recherche, les infrastructures de transport, la production d’énergie, la lutte contre le réchauffement climatique, la préservation de la biodiversité, etc…
Ces investissements sont indispensables, ils sont au bénéfice de toutes et de tous. Ils vont nécessairement fortement augmenter face à la dégradation de la situation. Pour les financer soit on refuse par idéologie toute hausse fiscale et l’on se met dans les mains des financements privés, synonymes d’inégalités d’accès et d’une efficacité collective plus que douteuse comme le démontrent les dernières décennies. Soit on assume l’entrée dans un nouveau cycle de socialisation croissante alimentée par une réforme profonde de la fiscalité plus progressive où chacun, citoyen ou entreprise, contribuera en fonction de ses capacités.
Comme le dit Edgar Morin (voir mon article du 30 juin « une voie nouvelle ») il s’agit de « bâtir une nouvelle conception du monde, de l’homme, de l’histoire… »