Les récents coups d’États en Afrique de l’Ouest et le chaos provoqué par l’expansion du djihadisme ne manque d’interroger tout observateur attentif. La France est présente en Afrique depuis deux siècles. Après la colonisation, l’indépendance et la période postcoloniale, nous voyons la France se défaire difficilement de ses préjugés sur ses anciennes colonies sur le plan politique comme sur le plan culturel, artistique et littéraire. Après l’afro-pessimisme qui a suivi l’euphorie de l’émancipation, une vision afro-optimiste s’amorce au tournant des années 2010. L’espoir du décollage économique projette l’Afrique comme un continent d’avenir fort de son milliard et demi d’habitants.
« Écrire l’Afrique – Monde »
Porté sans doute par ce courant afro-optimiste j’ai été attiré par la publication d’un livre intitulé « Écrire l’Afrique-Monde ». Ce livre est le produit des « Ateliers de la pensée » dirigés par Achille MBEMBE, historien, politologue et enseignant universitaire camerounais, et Felwine SARR, universitaire et écrivain sénégalais. En octobre 2016 une trentaine d’intellectuels et artistes du Continent et de ses diasporas se sont réunis pour réfléchir sur le présent et les devenirs d’une Afrique au cœur des transformations du monde contemporain. Dès l’introduction il est écrit que « l’Europe ne constitue plus le centre du monde même si elle en est toujours un acteur relativement décisif. L’Afrique pour sa part – et le Sud de manière générale-, apparait de plus en plus comme l’un des théâtres privilégiés où risque de se jouer, dans un avenir proche, le devenir de la planète. »
Au terme des contributions diverses, la conclusion indique que les réponses à la question de savoir comment penser le monde à partir de l’Afrique sont divergentes, contradictoires voire irréconciliables. Certains estiment que seuls les africains sont en mesure de dire la vérité au sujet de l’Afrique. Ils souhaitent se servir de leur entendement afin d’échapper au gouvernement par les autres. D’autres sont nombreux à appartenir à tant d’univers de sens qu’il leur est impossible de se revendiquer des appartenances claires car ils ont passé l’essentiel de leur vie à traverser le monde, qu’ils soient physiquement partis ou qu’ils soient restés sur leur lieu de naissance. D’où différentes interrogations. Partant des expériences africaines l’insécurité et la terreur vécues par les migrants sont-elles plus emblématiques que d’autres ? Que dire du présent et de l’avenir de l’État dans le monde contemporain, voire de l’ordre mondial dans sa généralité ? Le temps de l’État est-il différent de celui du marché ? Comment, dans le contexte actuel, repenser le problème des rapports entre la force et le droit, la sécurité et la vulnérabilité ? Les questions africaines renvoient en même temps aux questions planétaires. Il faut passer à un regard post anthropologique sur l’Afrique pour surmonter les discours sur la différence. L’histoire africaine est partie intégrante de l’histoire du monde.
L’intérêt suscité par le titre du livre ne s’est pas démenti par sa lecture. Alors intrigué par la situation dans le Sahel, quand j’ai vu qu’Achille MBEMBE publiait un article dans les pages « idées » du journal « Le Monde », je n’ai pas manqué de m’y intéresser. Je vais tenter de vous délivrer l’essentiel de cette analyse qui me parait particulièrement intéressante.
L’analyse d’un intellectuel africain
Un nouveau cycle historique
Selon Achille MBEMBE le continent africain est entré dans un nouveau cycle historique. Les prises du pouvoir par les militaires dans plusieurs anciennes colonies françaises sont les derniers soubresauts de la longue agonie du modèle français de la décolonisation incomplète. Même si la France ne décide plus de tout dans ses anciennes possessions coloniales, il serait temps qu’elle se débarrasse des restes désuets du passé. Les africains seraient ainsi placés devant leurs responsabilités et ne disposeraient plus d’aucune échappatoire. La décolonisation serait parachevée. Dans l’évolution en cours la France n’est plus qu’un acteur secondaire. Pas parce qu’elle aurait été évincée par la Russie ou la Chine mais parce que l’Afrique est entrée dans un mouvement inédit et périlleux d’auto recentrage.
Montée en puissance d’un néo souverainisme
Mue par des forces, essentiellement autochtones, le continent fait l’expérience de transformations multiples et simultanées. Enjeux démographiques, socioculturels, économiques et politiques s’entrecroisent. A cela s’ajoute la montée en puissance du néo souverainisme dans un contexte de désarroi idéologique, de désorientation morale et de crise de sens. Ce néo souverainisme est moins une vision politique qu’un fantasme qui est le ferment d’une communauté émotionnelle et imaginaire qui lui donne toute sa force mais aussi sa toxicité. Les néo souverainistes estiment que c’est en boutant hors du continent les vieilles puissances coloniales, à commencer par la France, que l’Afrique parachèvera son émancipation. A la démocratie ils préfèrent le culte des hommes forts d’où leur indulgence à l’égard des coups d’États militaires. Une partie importante de la jeunesse est déboussolée et sans avenir. Elle se réfugie dans la violence et l’action directe. Ce désir de violence se développe à un moment d’extraordinaire atonie intellectuelle parmi les élites politiques et économiques et plus généralement les classes moyennes et professionnelles.
Un régime d’enfermement
La fin du XXème et le début du XXIème siècle ont été marqués par une intensification de la prédation et une course effrénée à la privatisation des ressources du sol et du sous-sol. Toutes sortes d’acteurs en quête de profit, des multinationales aux services privés de sécurité militaire, sont attirés par les nombreuses ressources, militarisent les échanges et s’arriment aux réseaux transnationaux de la finance et du profit. Cette nouvelle phase dans l’histoire de l’accumulation privée sur le continent a eu pour contrepartie la brutalisation et le déclassement de pans entiers de la société, et la mise en place d’un régime d’enfermement plus insidieux qu’à l’époque coloniale. Les victimes de ce déclassement sont condamnées à de périlleuses migrations.
Les impasses qui s’offrent à l’Afrique
En marge du néo souverainisme plusieurs chemins d’impasse s’offrent à l’Afrique. Le Marché du religieux s’est développé et voit s’opposer plusieurs régimes de vérité. Pour d’autres la solution est à chercher du côté du culte de l’entrepreneuriat et la glorification de l’individu. Dans un contexte de pénurie, de précarité et de lutte pour la survie, une culture hédoniste fondée sur la corruption et l’accaparement des richesses ne cesse de s’affirmer.
Réarmer la pensée
A rebours de ces chemins d’impasse et du fétichisme des élections, il faut selon Achille MBEMBE, miser sur une véritable démocratie, qu’il faudra construire pas à pas, en réarmant la pensée, en réhabilitant le désir d’histoire, en misant sur l’intelligence collective des africains. C’est cette intelligence qu’il faudra réveiller, nourrir et accompagner. C’est ainsi que pourront émerger de nouveaux horizons de sens. Il faut instaurer sur le terrain et dans la durée un mouvement de fond adossé à de nouvelles coalitions sociales, intellectuelles et culturelles.
La place de la France
La France a une place dans ce projet de réanimation de la création générale à condition qu’elle se débarrasse des oripeaux du passé et de ses illusions de grandeur. La stabilité et la sécurité ne s’obtiendront ni par des interventions militaires à répétition, ni par le soutien à des tyrans, ni par des sanctions intempestives, mais par l’approfondissement de la démocratie. Le moment est venu de se poser la question du sens et des finalités de la présence militaire française qui est remise en question par les nouvelles générations. Les raisons des échecs successifs, et de la défaite morale et intellectuelle subie par la France dans plusieurs pays de l’Afrique de l’Ouest, doivent être examinés en profondeur. La stabilité passera par une démilitarisation effective de tous les domaines de la vie politique, économique et sociale.
Quelques réflexions à méditer
Si cette évolution de l’Afrique avait été exposée par un intellectuel français, elle aurait sans doute été qualifiée de paternaliste et entachée de post colonialisme notamment dans son aspect critique de la situation actuelle. Cette analyse lucide, dénuée de tout sentiment anti-français, et effectuée de l’intérieure de la société africaine par quelqu’un qui a pour ambition de réfléchir sur le présent et les devenirs d’une Afrique au cœur des transformations du monde contemporain, nous permet de mieux appréhender ce qui est en train de se passer sous nos yeux sur le continent africain. Pour en sortir par le haut, comme le défend Achille MBEMBE, l’Afrique doit s’appuyer sur les trois grands piliers de la conscience moderne à savoir la démocratie, les droits humains et l’idée de justice universelle.