La France est une société libérale ! un mythe ?

Depuis quelques années s’opposent ceux qui pensent que la France est devenue une société libérale et ceux qui estiment qu’avec son niveau élevé de dépenses publiques et de prélèvements obligatoires (58,1% du Produit Intérieur Brut – PIB) la France libérale est un mythe.

Pour tenter de faire la lumière sur cette question, le site « Alternatives économiques » a publié un dossier assez complet abordant plusieurs thèmes visant à démontrer que si la France n’est pas devenue un « enfer ultra-libéral » car l’État social fait de la résistance, il n’en reste pas moins que la tendance de fond est aux mesures d’inspiration libérale, même si les temps semblent commencer à changer.

La désindustrialisation

La France s’est engouffrée dans le mouvement mondial vers le libre-échange et la libéralisation financière. Au cours des quatre dernières décennies la place de l’État dans l’économie a nettement reculé. Le nombre d’entreprises contrôlées majoritairement par l’État et le nombre de salariés employés par ces sociétés ont été considérablement réduits. Qui se souvient encore des entreprises qui étaient sous contrôle public : Elf, Rhône-Poulenc, Compagnie générale d’électricité (CGE), Renault, Saint-Gobain, Pechiney, Usinor, CGM…

Les nouveaux propriétaires ont modifié la stratégie suivie. Les privatisations ont accéléré la désindustrialisation en évacuant les activités les moins rentables notamment dans les conglomérats, ces entreprises qui combinaient plusieurs activités variées. Les actionnaires demandent à maximiser le bénéfice par action. La financiarisation des entreprises françaises a ainsi été accélérée.

La tutelle publique était un frein à l’internationalisation de leur stratégie de développement. Grandir à l’international signifie souvent racheter ses concurrents étrangers. Voir une entreprise appartenant à l’État français mettre la main sur une firme nationale pouvait être perçue comme une nationalisation par la France. Les privatisations ont été l’étape nécessaire pour permettre et accélérer cette stratégie d’internationalisation. Elles sont à l’origine de plusieurs champions nationaux français. Ce qui, dans un sens, peut être considéré comme une chance pour la France mais, à contrario, le lien de ces multinationales avec le territoire se trouve amoindri. Plus de la moitié de l’emploi des grandes firmes françaises est aujourd’hui située à l’étranger. Le pays n’a pas su conserver une base industrielle comme l’Allemagne ou le Japon.

La financiarisation des entreprises, et notamment des entreprises à capitaux publics, ne s’est pas faite contre l’État. L’idéologie dominante parmi les hauts fonctionnaires de Bercy s’est imposée avec comme résultat une désindustrialisation et une financiarisation accrues.

La libéralisation des services publics

La conception française des services publics a été bousculée par le droit de l’Union Européenne. L’application d’une logique libérale aux services publics a des conséquences sur le prix, la qualité du service et la cohésion sociale.

Les entreprises jouissant d’un monopole de service public de réseau (électricité, gaz, chemin de fer, postes, télécommunications…) sont ouvertes à la concurrence. Dans le domaine social, l’État a organisé la venue du privé lucratif et imposé un référentiel marchand à tous les acteurs du champ. La privatisation de l’offre et du financement des services publics imprègne les façons de penser et de faire au sein des services : le raisonnement courant devient « pour que l’État et les collectivités dépensent moins, mieux vaut s’en remettre au privé ».

Les expériences dans le domaine social, de la santé (Hôpitaux, Ehpad, Crèches…), de l’éducation et même dans les services publics de réseau montrent les limites du raisonnement. Les prix augmentent et la qualité du service n’est pas forcément améliorée. La privatisation de l’offre ne signifie pas nécessairement une baisse de la dépense publique car elle finance le privé lucratif. Les conditions de travail dans ces secteurs reflètent ces évolutions (suicides de nombreux salariés, troubles dépressifs, absentéisme élevé…)

Les travaux de l’INSEE montrent que les services publics contribuent pour les deux tiers à la réduction des inégalités. Or, la privatisation de l’offre et du financement accroit les inégalités dans l’accès aux services publics et contribue à mettre à mal la cohésion sociale.

Un marché du travail au service des entreprises

Sous le prétexte du plein emploi, la protection sociale et le code du travail subissent des mesures à caractère libéral. Le pays a basculé en réorientant les dépenses publiques en direction des entreprises pour inciter à la création d’emplois et en pensant qu’il faut réduire le coût du travail pour que les entreprises embauchent.

Certes le chômage diminue mais reste supérieur en France par rapport à la moyenne européenne. Les pistes de libéralisation du marché du travail s’inscrivent dans un mouvement à l’œuvre depuis près de quarante ans. Les mesures d’assouplissement pour recourir aux contrats flexibles se sont multipliés et n’ont pas produit les résultats escomptés mais la qualité de l’emploi s’en est trouvée altérée. Les salariés à temps partiel, les travailleurs en contrat à durée déterminée et en intérim ont vu grimper leur part dans l’emploi. Le revenu de solidarité active (RSA) versé aux personnes sans ressource est de plus en plus assorti de « devoirs ». Le fait de fermer progressivement le robinet des allocations n’a pas fait baisser le taux de chômage. Mais ceux qui redoutent une flambée des dépenses sociales peuvent se rassurer, l’Unedic anticipe un excédent « historique » pour les années 2023 à 2025.

Des pans entiers du droit du travail sont délégués aux partenaires sociaux, en partant de l’idée que le conventionnel donne de meilleurs résultats que la loi. Mais comme en même temps une batterie d’outils contribue à affaiblir le pouvoir des syndicats, la capacité de négociation des salariés se trouve diminuée. 

Les coûts cachés de la libéralisation financière

La France s’est résolument engagée dans la libéralisation et l’internationalisation du financement de son économie. Liberté pour les entreprises et l’État de se financer auprès des marchés plutôt qu’auprès des banques. Liberté de ces dernières de développer leurs activités d’échanges de produits financiers plutôt que d’octroyer des prêts aux entreprises et aux ménages. Le mouvement de dérèglementation est complété avec les privatisations de banques et de compagnies d’assurance.

Les banques françaises croissent plus vite que l’économie et sont devenues des mastodontes complexes à gérer. Ce surpoids provient du développement des activités spéculatives sur les marchés financiers et d’une concentration accrue du secteur. La déréglementation financière s’est également traduite par une plus grande présence des banques dans les paradis fiscaux.

La financiarisation de l’économie a mis les actionnaires en position de force. Les entreprises non-financières dépensent aujourd’hui moins en investissements et plus en dividendes nets.

L’État, en faisant de la dette publique une marchandise sur les marchés financiers, a réussi à faire diminuer le taux d’intérêt réel et à augmenter le nombre de ses créanciers. Il a donc été capable de soutenir des déficits publics plus élevés et donc à pratiquer moins d’austérité.

Les idées libérales se sont imposées dans le débat public  

Taxer les riches les fait fuir et nuit à la compétitivité du pays. Le privé est toujours plus efficace que le public. L’assurance chômage trop généreuse pénalise l’emploi. Comment ces idées libérales sont-elles devenues hégémoniques ?

L’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume Uni et de Ronald Reagan aux États-Unis avec la victoire de la gauche en France pousse la droite à se reconstruire en développant les idées libérales qui lui permettent de marquer son opposition à la politique économique du gouvernement de gauche. En 1983, tiraillé entre deux ambitions, « l’Europe ou la justice sociale », le président de gauche choisit la première et annonce un plan d’austérité. L’idée est de bâtir une mondialisation avec des règles. L’économie de marché mondialisée est désormais l’horizon des plus grandes formations politiques du pays.

L’hégémonie du discours néo-libéral s’explique aussi par la diffusion de dogmes proférés par des hauts fonctionnaires qui ont fait émerger « une pensée unique ». Le chômage est dû à des salaires trop élevés. La hauteur de la dette publique atteint des sommets dramatiques. La commission Attali au début des années 2010 dénonce des règlementations qui brident l’initiative privée et insiste pour que les réformes recommandées soient mises en place. Les médias jouent un rôle majeur dans la diffusion et la légitimation des idées néolibérales et dans la disqualification des alternatives.

Les dogmes néolibéraux sont aussi promus par des « think tanks » qui produisent des notes didactiques souvent reprises par les médias. La crise de 2008 et le retour de la promotion du rôle de l’État ont suscité une contre-révolution.  Les messages sont clairs : il faut équilibrer à tout prix les comptes publics, les impôts sont trop élevés, les syndicats ne sont bons qu’à bloquer le pays, etc… A force d’être répétés ces messages donnent l’impression que ce sont des idées de bon sens.

La permanence de ces idées dans le débat public tient aussi à l’évolution des sciences économiques et leur enseignement. L’économie dominante traite de l’économie de marché comme un modèle idéal qu’il faudrait au mieux améliorer. Les rapports de force sociaux, le pouvoir des grandes firmes, les dérives de la finance, le protectionnisme, l’entreprise comme institution politique… sont des thèmes largement délaissés. Tant à l’université que dans les médias, nous assistons à la domination d’une lecture libérale du monde.

L’hégémonie des idées économiques libérales a été quelque peu écornée avec les crises, la prise de conscience des inégalités, la contestation de la réforme des retraites, la question climatique. Le libre-échange n’est plus autant loué même s’il n’est pas frontalement remis en cause. Il existe désormais des formations universitaires en économie qui sont ouvertes à d’autres approches. Mais ces inflexions sont encore loin de venir à bout de la doxa libérale.

L’État ne prépare plus l’avenir

Depuis quarante ans, l’investissement public ne cesse de décroître en France sans que l’investissement privé ne prenne pleinement le relais. Une trajectoire inquiétante pour le futur. L’État investit de moins en moins pour construire des routes, des barrages, des logements, pour la recherche et développement (R&D) ou encore pour faire face au réchauffement climatique. Moins d’investissement public ne signifie pas plus d’investissement privé. Au contraire, l’investissement public stimule l’investissement privé.

« Le rôle premier de l’investissement public est de transformer l’environnement de long terme pour améliorer le bien-être de la population et la productivité des entreprises », résume l’Office Français de Conjoncture Économique (OFCE). Pourtant, au nom du respect de sacrosaintes règles d’orthodoxie budgétaire et de choix politiques assumés, certains continuent de s’opposer à la prise en charge des investissements par l’État. Si on renonce au levier fiscal pour augmenter les recettes publiques et qu’on cherche en même temps à réduire fortement la dette, on fait forcément passer l’investissement public au second plan.

Annoncé pendant la crise sanitaire, le plan de relance de 100 milliards d’euros, dont 36 dédiés à l’investissement public, marque une inflexion de la tendance observée ces quarante dernières années. La création, concomitante, d’un Haut-Commissariat au Plan va dans le même sens. Mais quarante ans de politiques de désarmement de l’État et d’organisation de son incapacité à agir pour préparer l’avenir ne prennent pas fin si facilement.

Le néo-libéralisme est à bout de souffle

C’est le thème que défend Christophe Ramaux, économiste, maître de conférence à l’université Paris I-Panthéon Sorbonne, dans le dernier article qui clôture ce dossier. Il estime que les résultats accablants de ces politiques néolibérales doivent nous inciter à en sortir.

Le premier pilier de l’État social est la protection sociale. Les dépenses sociales ont été comprimées mais la protection sociale est loin d’avoir disparue. Le montant total des dépenses de protection sociale dépasse les 900 milliards. Une part de ces dépenses ne fait que réparer les dégâts du néolibéralisme.

La valeur ajoutée des services publics non marchands est stable mais masque en fait une dégradation car une société qui s’enrichit devrait consacrer une part croissante de ses activités à l’éducation, la santé et la culture.

Pour les services publics marchands, les entreprises publiques, la dégradation est encore plus marquée. Le rapport entre leur valeur ajoutée et celle des sociétés non financières privées a fortement baissé avec les privatisations.

Les services publics ont été dégradés mais ils n’ont pas disparu ! Pour les réhabiliter le mieux est d’avoir une stratégie offensive. Lorsqu’ils fonctionnent bien, ils sont moins couteux que le privé. Pas d’actionnaires à rémunérer, pas de dépenses de publicité, des écarts de rémunération bien moindres.

Le néolibéralisme a radicalement changé la donne en termes de politiques économiques. Outre les privatisations, son noyau dur c’est la finance libéralisée, le libre-échange, l’austérité salariale et la contrerévolution fiscale, avec la moindre taxation des plus riches et des entreprises.

Il faudrait oser renationaliser. N’est-il pas aberrant que les énormes rentes de Total ou d’Engie ne puissent être mobilisées pour financer les investissements requis pour l’écologie, cette nouvelle frontière du XXIe siècle ? L’eau est moins coûteuse quand elle est publique. Il faudrait recréer un pôle public pour les médicaments… Le gouvernement français, selon cet économiste, devrait aller au clash pour remettre à plat les règles de la concurrence en Europe qui reste prisonnière d’une Allemagne libre-échangiste.

Le néolibéralisme est à bout de souffle. Mais on ne pourra en sortir qu’en mettant en cause ses différents volets, car la finance libéralisée, le libre-échange, l’austérité salariale et la contre-révolution fiscale se tiennent entre eux. Au-delà, la force du capitalisme néolibéral tient à l’absence d’alternative globale.

Jean Jaurès (1859-1914)

Les quatre piliers de l’État social constituent encore des leviers importants. Avec eux des sphères entières d’activité échappent au capital. L’enjeu est de les développer. Encore faut-il pour cela se départir de ce que Jaurès a appelé, dans un discours de 1908, « le catastrophisme puéril ».

Conclusion

J’ai tenté de vous livrer l’essentiel de ce dossier qui me semble d’un grand intérêt pour comprendre ce qui se déroule sous nos yeux. Il analyse globalement, sans les saucissonner, différents problèmes auxquels nos sociétés sont confrontées. Il montre que la gestion de la société est une question de choix, et que ces choix ne vont pas de soi, ils dépendent du type de société que nous voulons promouvoir. Si ce thème vous intéresse, pour profiter pleinement de ce dossier, le mieux serait d’y accéder directement sur le site « Alternatives-economiques.fr ». Ce dossier illustre très bien mon article intitulé « Le Néolibéralisme, ça marche ? » qui traite des fondements philosophiques du Libéralisme, publié le 7 mai 2023 sur ce blog.

Auteur/autrice : Maurice

Retraité, diplômé en sciences économiques, j'ai été enseignant, chercheur en sciences sociales, syndicaliste, mutualiste militant, chef d'entreprise d’économie sociale. Depuis mes études je suis intéressé par l'épistémologie en sciences sociales et la pluridisciplinarité. J'ai créé ce blog pour m'exprimer et échanger avec ceux qui le souhaitent.

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