Depuis l’apparition des humains sur la terre, les générations se succèdent, chacun luttant pour sa propre survie et celle de ses proches. La maîtrise de la nature, le développement des techniques et des sciences, l’évolution des formes d’organisation sociale sont à la base du progrès humain. Étudier l’Histoire de l’humanité c’est essayer de comprendre comment et pourquoi les choses se sont passées de telle ou telle manière et pas autrement. Au cours des siècles les études historiques ont évolué. Il y a là aussi différentes façons d’aborder l’Histoire. Pour situer l’approche comparative de l’Histoire des inégalités telle que développée par Thomas Piketty et la World Inequality Database, j’aborderais dans un premier temps des conceptions de l’Histoire avant de dérouler les éléments moteurs de l’évolution des inégalités, pour terminer par la vision néolibérale de la prospérité.
Différentes approches de l’Histoire
La conception idéaliste de l’Histoire
Selon la conception idéaliste de l’histoire telle que Hegel l’entendait, l’univers évolue selon un processus continuel de dépassement. Cette conception pose les principes d’une approche dialectique de l’histoire. Elle confère à l’idée, ou à l’esprit le rôle de moteur premier dans le déroulement du processus dialectique. L’homme appréhende les choses par le travail de l’esprit et de la raison. L’esprit est la contradiction suprême qui met le monde en mouvement et transforme le réel.
Le matérialisme historique
Partisan d’une conception matérialiste de l’Histoire, Marx conteste l’idéalisme de la vision d’Hegel. Il estime que la dialectique hégélienne « marche sur la tête », c’est la vie qui détermine la conscience et non la conscience qui détermine la vie. Mais il souligne la portée révolutionnaire de la conception dialectique de Hegel et voit en celle-ci le mécanisme annonciateur de la disparition du capitalisme dans son dépassement par une autre forme de société issue de ses contradictions. Les forces productives déterminent les rapports de production ou structure sociale qui, dans le système capitaliste, se décompose en deux classes aux intérêts opposés. Les forces productives et les rapports de production déterminent ensemble le mode de production. Pour Marx l’Histoire est l’étude des formations sociales concrètes considérées non pas comme données statiques mais comme des processus de reproduction sociale. Le matérialisme historique est l’étude des formations sociales, c’est-à-dire l’analyse du processus complexe par lequel une formation sociale se produit et se reproduit comme unité, comme un tout structuré.
Deux écueils à éviter dans l’histoire comparative des inégalités
Sans tourner le dos à ces conceptions de l’Histoire, Thomas Piketty, professeur à l’École d’économie de Paris, a adopté une approche plus pragmatique. Il est l’auteur du « Capital au XXIème siècle » en 2013, de « Capital et idéologie » en 2019, et vient de publier « Une brève histoire de l’Égalité » en 2021 aux éditions du Seuil. C’est un spécialiste de l’étude des inégalités économiques dans une perspective historique et comparative. En collaboration avec d’autres économistes au sein de la World Inequality Database, il a effectué un travail comparatif sur la dynamique des inégalités dans les pays développés à partir de la création de séries statistiques couvrant la totalité du XXe siècle, constituées notamment à partir de données des administrations fiscales.
Ces études ont permis de montrer que les pays occidentaux, après avoir connu une baisse des inégalités économiques sur le temps long de l’histoire, sont entrés dans une phase de reconstitution de très fortes inégalités depuis plusieurs décennies, non seulement au niveau des revenus mais aussi au niveau des patrimoines.
Dans son dernier livre Thomas Piketty indique s’appuyer sur de nombreux travaux internationaux qui ont profondément renouvelé les recherches en histoire économique et en sciences sociales. Il précise que deux écueils sont à éviter : « l’un consistant à négliger le rôle des luttes et des rapports de force dans l’histoire de l’égalité, l’autre consistant au contraire à les sanctifier et à négliger l’importance des débouchés politiques et institutionnels ainsi que le rôle des idées et des idéologies dans leur élaboration ».
Les éléments moteurs de l’évolution des inégalités
Esclavagisme et colonialisme ont joué un rôle primordial
Le développement du capitalisme industriel occidental est intimement lié à la division internationale du travail, à l’exploitation des ressources naturelles et à la domination militaire européenne. L’esclavagisme et le colonialisme ont joué un rôle primordial dans l’enrichissement occidental. A titre d’exemple, citons les recherches de Sven Beckert sur « l’empire du coton » reprises par Thomas Piketty. Ces recherches ont montré l’importance cruciale de l’esclavagisme dans la prise de contrôle de la production textile mondiale entre 1750 et 1860 par les britanniques et les européens.
Le colonialisme et la domination militaire ont permis aux pays occidentaux d’organiser l’économie-monde à leur profit. A cela s’ajoutent des facteurs religieux, idéologiques et anthropologiques pour expliquer la trajectoire historique des puissances européennes. L’Histoire de l’État et du pouvoir joue aussi un rôle important dans cette évolution. Pendant des siècles les États ont généralement été contrôlés par les classes dominantes. Les révoltes et les luttes sociales ont joué un rôle croissant à partir de la fin du XVIIIème siècle et contribuent à la détermination du type de pouvoir étatique.
Rapport du Laboratoire sur les inégalités mondiales 2022
Le rapport du Laboratoire sur les inégalités mondiales publié ce mardi 7 décembre 2021 par la World Inequality Database, nous apporte un nouvel éclairage sur les multiples inégalités. Les excès de la mondialisation financière expliquent en partie le creusement des écarts de revenus et de patrimoine ces dernières décennies. Les inégalités culminent à des niveaux historiquement élevés. En moyenne les 10% des adultes les plus riches de la planète captent 52% des revenus mondiaux, lorsque 50% des plus pauvres s’en partagent 8,5%.
Les disparités de patrimoine sont plus fortes que celles de revenus. La moitié la plus pauvre de la population mondiale ne possède que 2% de la richesse des ménages tandis que les 10% les plus aisés en détiennent 76%.
La crise liée au Covid-19 a exacerbé un peu plus encore la captation des richesses mondiales par les plus fortunés, elle a profité aux multimillionnaires. Depuis 1995, les multimillionnaires (le 1 % le plus aisé) ont capté 38 % de la richesse additionnelle créée, contre 2 % pour la moitié des plus pauvres.
Ces dernières décennies, d’importants transferts du patrimoine public vers le privé ont été opérés. La hausse des prix de l’immobilier et des Bourses a contribué à gonfler les patrimoines privés, et la hausse des dettes publiques expliquent la chute des patrimoines publics nets.
Les inégalités de genre restent fortes : les femmes ne touchent que 35% des revenus mondiaux, 38% en Europe de l’Ouest. Les disparités de richesse se traduisent aussi en inégalités en termes d’empreinte écologique. Les émissions de carbone des 1 % les plus riches de la planète dépassent celles des 50 % les plus pauvres.
La vision néolibérale de la prospérité
Les prophètes de la révolution néolibérale
De nombreux discours conservateurs tentent de donner des fondements naturels et objectifs aux inégalités et expliquent que les disparités sociales en place sont dans l’intérêt de la société dans son ensemble. Selon eux les inégalités sont nécessaires pour accroitre la productivité et la croissance.
Dans la deuxième partie du XXème siècle les prophètes du néo-libéralisme de « l’école de Chicago » sont convaincus que du déchainement des appétits privés jaillira un bien-être collectif. Ils promettent l’opulence par le libre jeu du marché, le plein emploi par la croissance, la productivité par la compétition, la prospérité commune par la rentabilité, la mise en valeur de toute la planète par la libre circulation des capitaux et la richesse monétaire comme valeur suprême.
Ronald Reagan aux États Unis et Margaret Thatcher au Royaume Uni ont été les premiers dirigeants à mettre en œuvre ce tournant politique des années 1980 qui a eu un impact considérable sur l’évolution des inégalités. Après une période d’après-guerre où les inégalités ont régressé, les politiques néolibérales sont devenues culturellement dominantes et ont bouleversé le panorama des inégalités. La promesse néolibérale de dynamisation de la croissance par la baisse de la fiscalité des plus riches n’a pas marché. La théorie du ruissellement n’a pas généré la prospérité pour tous. Le recul des politiques de redistribution par la fiscalité a eu pour conséquence d’augmenter les écarts de revenus et de patrimoine au bénéfice des plus riches par rapport aux catégories sociales moyennes sans pour autant sortir du marasme les catégories les plus défavorisées.
Cette vision met la démocratie en danger
Depuis que cette vision néolibérale s’est imposée le taux de croissance des revenus du capital s’est accéléré alors que la croissance des revenus du travail a stagné voire reculé. Sans un rééquilibrage de ces taux de croissance du capital et du travail et sans une politique volontariste de redistribution par la fiscalité et les prestations sociales, les inégalités ne pourront que continuer à se développer. Peut-être faudra-t-il aller jusqu’à la remise en question de la propriété privée comme le fait Thomas Piketty dans son dernier livre ?
L’objectif premier de toute société démocratique est d’améliorer le sort de tous. Le bien-être de tous au niveau national comme au niveau international doit être le guide de toute action individuelle et collective.
Cette évolution s’accompagne d’une augmentation inquiétante de l’abstentionnisme aux élections et d’une offre politique de droite extrême qui tente, avec démagogie et un certain succès, de gagner les voix des catégories populaires défavorisées. L’inégalité est à la fois la cause et la conséquence de la faillite du système politique comme dit Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie. Si l’État continue à laisser le 1% de la population s’accaparer l’essentiel des richesses et met à contribution les classes moyennes et populaires, il laisse se développer une désespérance qui ne peut que nuire à la démocratie.