L’intégration économique croissante des pays du monde par intensification des flux de biens et de services, de capitaux et de main d’œuvre, la globalisation de l’économie mais aussi le développement des transports et de tous les moyens de communication, du tourisme, la circulation des idées et des connaissances, le partage des cultures, l’avenir écologique de la planète, la crise sanitaire sont autant d’éléments qui viennent renforcer notre conscience de l’unité de l’humanité. Et pourtant cette unité recule dans les représentations collectives. Partout nous assistons aux mêmes replis identitaires : nouvelles radicalités religieuses, nouvelles revendications communautaristes, développement de la xénophobie etc…
Les critiques de l’universalisme
Un universalisme de façade
Au XVIIIème siècle qu’on appelle le siècle des Lumières, les philosophes, dans le prolongement des idées héritées de la Renaissance, ont combattu l’obscurantisme, la superstition et l’irrationnel des siècles passés. Ils ont renouvelé les connaissances et l’éthique de leur temps. La philosophie des Lumières considère que l’humanité est source de toute valeur et que tous les êtres humains ont une valeur égale. Ces idées d’humanité et d’humanisme sont liées à l’universel qui englobe la raison, la science, l’égalité, la moralité et la philosophie.
Aujourd’hui l’universalisme est battu en brèche. Il est interprété comme l’origine du colonialisme et de l’impérialisme, le symbole de l’oppression, la justification du racisme et de l’islamophobie. Il lui est reproché d’être purement formel. L’égalité de tous les êtres humains est affirmée mais elle coexiste avec des inégalités réelles. Les colonisateurs ont prétendu apporter la civilisation et ont minimisé l’oppression et la spoliation des colonisés tout en occultant leurs propres intérêts. L’universalisme leur a servi de justification.
Pourtant rien dans l’universel lui-même ne le condamne à n’être que de façade. L’idéal universaliste n’est pas un obstacle aux combats pour l’émancipation, il doit au contraire demeurer leur objectif. Il ne faut pas confondre les moyens de l’émancipation avec sa fin qui ne peut être qu’universelle. Il faut s’en prendre à ses usages pervertis et pas à l’Universel lui-même. L’universel est l’horizon de toute émancipation. La notion d’humanité a pu être dévoyée ou détournée mais elle a pu aussi servir à justifier des interventions selon un principe de justice. Le motif d’humanité sert les causes des dominés et n’est pas seulement un prétexte à domination.
Les Droits de l’Homme
La Déclaration universelle des Droits de l’homme adopté par l’ONU en 1948 indique que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Elle définit la Liberté comme ce qui consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Elle garantit l’expression du pluralisme des opinions et donc la liberté de conscience. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme.
Pourtant les Droits de l’Homme sont accusés d’ethnocentrisme ou d’occidentalocentrisme. C’est un hommage bien immérité à « l’Occident » car il existe bien des initiatives antérieures en Asie et en Afrique qui intègrent les notions de respect de la vie humaine, de droit à la vie, les principes d’égalité, de liberté individuelle, de justice, d’équité et de solidarité. Les droits de l’homme n’imposent aucune conception occidentale du Bien et du Juste, mais définissent un ensemble d’exigences générales valable pour tout système juridique. Ils sont seulement une condition formelle, et à ce titre universelle, compatible avec le maximum de conceptions substantielles particulières du Bien et du Juste.
Lors des « printemps arabes » face au despotisme, à l’arbitraire, à la corruption, les manifestants réclamaient les mêmes libertés fondamentales. Avec leurs mots ils ont exigé le respect de ce que « nos » Déclarations avaient nommé les droits naturels inaliénables et sacrés des individus ou la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les êtres humains.
Des droits humains anthropocentrés
Une autre critique de l’universalité des droits humains est qu’ils sont anthropocentrés. Ils seraient l’expression de la domination des humains sur les non-humains. Il faudrait reconnaître de nouveaux sujets naturels de droit : les animaux, les plantes, les vivants en général, voire des forêts, des écosystèmes … La proclamation des droits humains institue une égalité des êtres humains. Étendre au-delà de l’humanité cette notion est peu pertinente. Les droits accordés à la nature peuvent entrer en contradiction avec les droits humains. Les animaux ne sont pas égaux entre eux et les droits accordés aux uns contrediraient ceux des autres.
Nous pouvons retenir la continuité fondamentale de la nature, des animaux et des humains mais en ne perdant pas la spécificité et la responsabilité humaines. L’être humain est un animal pas tout à fait comme les autres. Il dispose du langage et de la raison. Il fait partie de la nature, il est une partie d’un tout mais une partie qui a la particularité d’être responsable de la conservation de ce tout. Les êtres humains ont la spécificité d’assumer la responsabilité de préserver la nature et la vie. Mais au-delà de l’humanité la notion de droit subjectif n’est plus valable et se heurte à de nombreuses contradictions
Le différencialisme
En réaction contre l’imposture ethnocentriste, l’insistance sur la diversité des cultures peut conduire à nier tout type de référence universelle. La différence au nom de la culture, de l’histoire, de la communauté, de la singularité, de la liberté même est mise en avant pour rejeter l’universel. Le respect de la différence en devient presque un fétichisme. Il se transforme en revendication identitaire. Des groupements qui, au départ militent pour l’égalité des droits, font de leur différence une identité agressive qui se doit d’être reconnue comme entité fermée et versent ainsi dans le différencialisme. L’idéologie différentialiste affirme l’existence de différence essentielle entre les groupes humains puis les hiérarchise en conséquence. La négation de l’universel consiste à attribuer une dimension essentielle à des données particulières. Si la différence est un fait, ce qui est en jeu c’est de ne pas être discriminé du fait de sa différence. Les êtres humains comme individus sont singuliers. Ils possèdent certains traits particuliers mais l’espèce humaine est fondamentalement une. Comme êtres porteurs d’humanité ils sont universels. L’essentiel universalise, là où l’accidentel particularise. On croit invalider l’universel alors qu’on ne rejette que sa contrefaçon.
Le relativisme culturel
Le représentant des Lumières doit défendre le relativisme culturel qui s’inscrit dans une tradition humaniste. Le relativisme culturel est un puissant antidote à l’ethnocentrisme et le meilleur gage de reconnaissance de la variété humaine. Mais si toutes les valeurs sont culturellement variables cela ne veut pas dire que toutes les valeurs sont relatives à des cultures. La relativité culturelle n’est pas la relativité des cultures. Si les individus sont ce que fait d’eux leur culture, s’ils pensent nécessairement comme leur culture, ils ne peuvent jamais s’en libérer. Cette idée culturaliste empêche toute émancipation. Il faut admettre qu’il y a place dans toute société pour des voix individuelles porteuses d’un universel éthique. Les cultures, entités fermées et homogènes n’existent pas. L’ouverture d’une société est la valeur formelle qui permet l’existence en son sein de valeurs diverses. Ce qui ne signifie nullement qu’elles sont de même valeur ou qu’elles soient également vraies ou fausses. Toute société reconnaît à côté de normes socialement variables des normes morales socialement constantes relevant du respect dû à l’humanité comme telle, comme par exemple ne pas tuer, ne pas agresser, ne pas mentir, et plus généralement ne pas porter préjudice à autrui.
26 décembre 2020
– A suivre –
Références bibliographiques
Pour le titre j’ai imité une célèbre répartie de Louis Jouvet dans un vieux film dont je ne me souviens pas du nom : « bizarre, vous avez dit bizarre, comme c’est bizarre ! … »
Intéressé de longue date par l’universalisme j’ai souvent dialogué sur ce thème avec des amis qui se reconnaîtrons. Il y a quelques mois j’ai écouté à la radio un échange sur France Culture entre Francis Wolf et Chantal Delsol. Cela m’a donné l’idée d’écrire cet article qui est principalement inspiré par « le plaidoyer pour l’universel » de Francis Wolf mais aussi par d’autres écrits listés ci-dessous.
Monique Atlan et Roger-Pol Droit – « Humain, une enquête philosophique sur ces révolutions qui changent nos vies » Flammarion – 2012
Chantal Delsol – « Le crépuscule de l’universel » Cerf – 2020
Henri Pena Ruiz – « Dictionnaire amoureux de la Laïcité » Plon – 2016
Steven Pinker – « Le triomphe des Lumières – Pourquoi il faut défendre la raison, la science et l’humanisme » Les Arènes – 2018
Francis Wolf – « Plaidoyer pour l’universel » Fayard – 2019
Charles Coutel dans revue Sisyphe n°2– article « Pour l’Europe des lumières et la république universelle » novembre 2020
Mazarine Pingeot sur le site The conversation – article « de l’universalisme au différencialisme » du 7 octobre 2018