Il est d’une grande banalité de dire que nous sommes dans un monde en pleine mutation. Mais l’histoire de l’humanité n’est-elle pas l’histoire de son évolution ? A chaque période l’homme pense qu’il vit une accélération du changement. Nous n’échappons pas à cette vision. Plus le temps passe plus l’action de l’homme accélère ces mutations. Sommes-nous arrivés à un moment où l’accélération est telle que l’homme va être submergé par ses propres créations ? Ou, est-il encore temps d’œuvrer à la maîtrise de ces bouleversements ? Quels rapports entre l’humain, les sciences et les technologies ?
N’ayant pas de prétention encyclopédique je me limiterai en matière de mutations technologiques à ce qu’on appelle les NBIC, nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives. Je verrais dans un premier temps la notion d’humain puis succinctement les NBIC et le Transhumanisme pour terminer par les rapports entre sciences, technologies et progrès de l’humanité.
Qu’est-ce que l’humain ?
Dans « L’Origine des espèces » DARWIN bouleverse la façon de concevoir l’humain. Il propose une théorie de l’évolution qui modifie la place de l’homme. Sa thèse majeure est la sélection naturelle. Elle résulte des variations innombrables et aléatoires qui se produisent dans l’anatomie des individus et leur conservation ou leur élimination en fonction des avantages qu’elles présentent ou non pour la survie de l’espèce. Les espèces animales ne sont pas fixes et immuables telles que le Créateur les avait conçues comme le prétendent certains. La vie se façonne et se transforme dans le temps sur des populations très importantes sans que la moindre intention ne dicte ces changements. Ce ne sont pas les plus forts physiquement qui sont sélectionnés mais ceux qui peuvent s’adapter à leur environnement.
L’être humain n’est pas une exception. Son anatomie, sa physiologie, sa biologie sont identiques à celles des grands singes. Pour DARWIN tout est évolutif. L’histoire des espèces passe graduellement et d’elle-même, des protozoaires aux mollusques, des reptiles aux vertébrés, des grands singes à l’homme. L’homme n’est pas à part, il s’inscrit dans l’évolution, il est un animal parmi les animaux. Il n’y a pas rupture mais continuité.
Depuis de nouveaux travaux ont conforté cette théorie de l’évolution établissant que c’est dans les gènes qu’interviennent les variations produisant les différences individuelles sur lesquelles s’exerce la sélection naturelle. L’évolution se fait au hasard d’accidents génétiques entrainant des mutations dont certaines permettent l’adaptation à l’environnement.
L’humain n’est pas un animal tout à fait comme les autres ! La raison est constitutive de son humanité. Il dispose de la parole. Le langage est au cœur de toutes les constructions et activités humaines. Il constitue la voie d’accès privilégiée à toutes les créations humaines, qu’il s’agisse des rites religieux, de l’organisation du pouvoir, des mythes, du psychisme, de l’intime, du social … Il existe chez l’homme des pensées, des désirs, des émotions. FREUD parle aussi de pensées qui peuvent échapper à la conscience totalement ou partiellement. L’inconscient psychique est le résultat de conflits enfouis et oubliés, mais toujours actifs. L’humain est un être singulier, sexué, divisé entre pensées consciente et inconsciente, qui parle, crée, rêve, s’inquiète … L’homme n’est pas que biologique. L’homme sait qu’il va mourir et c’est sans doute ce qui le motive à donner un sens à sa vie.
L’humain n’est pas pensable isolément. Le sens ne surgit que de la relation à l’autre. Cette relation à l’autre est constitutive de l’humain. Elle le construit, le façonne et lui permets d’exister. Sa propre subjectivité émerge de tout ce que les autres tissent, par leur existence, leurs discours, leurs désirs, leur présence. Par imitation, échange, opposition, ses connaissances, ses goûts, ses convictions se sont formés et développés en relation avec les autres.
Sa subjectivité est entièrement issue d’une intersubjectivité. L’individu émerge d’un vaste réseau qui existe avant lui, sans lui, hors de lui. Sa singularité résulte du mélange constitué de ces éléments. Humain n’a de sens que sur fond d’exigence éthique, de société et d’histoire. L’intersubjectivité occupe le centre de l’existence et de l’identité humaine. L’individu évolue et se constitue autrement à mesure que bougent les techniques, l’histoire et les sociétés. Il se construit différemment, s’inscrit dans de nouveaux schémas.
Les mutations scientifiques et techniques ont des effets profonds sur l’identité humaine. Le progrès médical a provoqué au XXème siècle un allongement considérable de la vie. Dans le même temps la médecine brouille la définition de la mort. Les enfants qui naissent aujourd’hui ont une espérance de vie de cent ans. La procréation médicalement assistée ne permet pas simplement la naissance d’enfants qui autrement ne seraient pas nés. Elle modifie le désir même d’enfant. Savoir ce qui nous a permis de venir au monde est une question centrale de notre identité subjective. Notre rapport à la santé, à la douleur, au temps, à la mort et à la transmission de la vie, notre manière de nous représenter l’humain et son évolution sont en train de changer. Cela constitue une cassure par rapport à la totalité de l’expérience humaine, ce que Marcel GAUCHET, philosophe, appelle une « rupture anthropologique ».
Les NBIC et le Transhumanisme
• Les nanotechnologies
Un nanomètre est égal à un milliardième de mètre. Il y a le même rapport de taille entre la Terre et une orange qu’entre une orange et une nanoparticule. La physique quantique est la science qui explique le monde de l’infiniment petit, à l’échelle atomique.
Il est devenu possible de déplacer les atomes un par un. A partir de nano objets, les physiciens font évoluer la nanoélectronique, l’électromagnétisme et l’optique.
La nanotechnologie est déjà à l’œuvre dans beaucoup de secteurs qui touchent à la vie quotidienne, depuis les cosmétiques jusqu’à internet en passant par la carte de fidélité des firmes de la grande distribution. Autant de moyens de nous situer, de nous pister, de connaître nos centres d’intérêt, nos achats, notre consommation etc…
Les nanotechnologies permettent de manipuler la matière et de construire de nouvelles structures à l’échelle du nanomètre c’est-à-dire la taille de quelques atomes. Elles ouvrent la voie à la fabrication de matériaux nouveaux mais aussi à des applications biologiques, médicales et pharmaceutiques, notamment à travers des implants artificiels dans le corps humain.
• Le monde numérique
Du milieu du XXème siècle au début du XXIème nous avons basculé dans un autre monde. L’informatique est partout. Le monde entier en porte la marque dans les moindres aspects du quotidien et dans le développement des sciences et des techniques. Plus personne ne peut s’y soustraire. L’industrie informatique pèse 29% du PIB de la planète soit pratiquement le tiers des activités économiques mondiales. Chaque année la capacité numérique générale augmente de 28%.
En 2010 en Europe il y a 362 millions d’internautes qui passent en moyenne plus de 24h par mois en ligne dont un quart sur les réseaux sociaux. 47% des internautes ont moins de 35 ans. Domination des réseaux sociaux et chute du trafic des mails, accroissement de la vidéo en ligne et passage de l’internet fixe à l’internet mobile sont les tendances lourdes actuellement constatées.
Cette technique dont les usagers s’emparent, et qui les transforme, mais qu’ils modifient en retour, alimente les interactions entre sciences et société.
Les technologies de l’information et de la communication (les TIC) permettent d’organiser la communication entre des nano puces, c’est-à-dire la création de processeurs miniaturisés à l’échelle micrométrique et des systèmes informatiques situés dans leur environnement.
Le monde numérique va-t-il contribuer au bien être de l’humanité ou au contraire la mène-t-il à sa perte ?
• La biologie de synthèse
La biologie de synthèse nous laisse entrevoir que l’humain est sur le point de fabriquer des formes de vie nouvelles. Le 20 mai 2010 le biologiste américain Craig VENTER a annoncé la naissance de la première cellule artificielle, première créature vivante synthétique au génome entièrement fabriqué par l’homme. Même si ce génome n’était que la copie d’un chromosome naturel cet exploit n’est pas négligeable. Cette découverte va déboucher sur une nouvelle industrie pouvant produire des OGM aux propriétés inédites, des médicaments, des biocarburants fabriqués à partir de micro algues pourvues d’un génome artificiel. A terme au lieu de transplanter des organes on devrait pouvoir les faire pousser directement dans le corps, les reconstituer du dedans.
La biologie peut agir dans deux directions : la reprogrammation cellulaire c’est-à-dire parvenir à transformer les capacités des cellules et la génomique c’est-à-dire introduire dans l’ADN de nouvelles séquences pour produire des organismes aux propriétés nouvelles.
La reprogrammation cellulaire permet d’envisager la transformation de cellules malades en cellules saines mais aussi de cellules âgées en cellules jeunes. Une fois les maladies vaincues rien ne s’opposerait à l’allongement de la vie humaine.
La frontière entre le vivant et le non-vivant s’estompe. Sommes-nous vraiment que des assemblages de matériaux inertes ? Les biotechnologies peuvent elles changer l’humain ? Intervenir directement sur le vivant, modifier l’homme dans sa nature biologique, le faire passer à une autre espèce plus développée ou moins développée, plus évoluée ou moins évoluée est-ce envisageable ?
Les enjeux de la biologie de synthèse sont trop importants pour être laissés à la seule appréciation des scientifiques même au sein de groupes pluridisciplinaires. L’intervention de penseurs humanistes et philosophes ainsi que le contrôle citoyen démocratique sont indispensables.
• Sciences cognitives et neurosciences
Grâce aux progrès vertigineux de l’imagerie cérébrale par résonnance magnétique (IRM) les neurosciences se déploient à grande vitesse. Comprendre comment nous recevons les données de l’extérieur, voir en temps réel sur un écran comment le cerveau fonctionne de l’intérieur, c’est l’objet de recherches en neurosciences.
De nombreuses expériences montrent que l’impulsion du mouvement pour exécuter une action précède systématiquement la conscience que le sujet a de passer à l’action. Peut-on trancher expérimentalement des questions comme celles du libre arbitre, des relations entre corps et esprit, de la nature de la conscience ? Que sommes-nous ? Sommes-nous essentiellement en tant qu’être humain, les 1500 cm3 de matière cérébrale contenue dans notre boite crânienne ?
Les explorations du cerveau sont influencées et influencent à leur tour les représentations que nous nous faisons de l’homme. Sur des milliards de neurones reliés par quelque 60 milliards de synapses, les plus fines études ne repèrent encore que des phénomènes lacunaires.
Les derniers travaux mettent l’accent sur l’importance de l’épigénèse qui englobe tous les mécanismes qui se superposent à l’action des gènes. Le cerveau d’un individu est modelé à la fois par sa croissance biologique et par ses interactions avec son environnement.
Selon David CHALMERS (cognitiviste cité dans « HUMAIN » de M. Atlan & R.P. Droit) les avancées des neurosciences ne proposent jusqu’à présent aucune méthode pour résoudre le problème de la conscience. Le vrai défi de la conscience est celui du problème corps-esprit, celui des débuts de la philosophie. Comment expliquer la présence de notre expérience intérieure subjective ? Entre ce qui s’observe dans nos circuits cérébraux et ce que nous éprouvons, comment faire le lien ? Soit on considère que le cerveau peut produire la conscience, perspective matérialiste qui attribue à la matière cérébrale la capacité de générer les états mentaux, c’est globalement la perspective des neuroscientifiques. Soit la conscience reste une singularité irréductible à toutes les explications qu’on s’efforce de fournir, ce qui mène à soutenir qu’il existe une réalité de la conscience indépendante de ce que les neurosciences mettent en lumière. Cette dernière position est celle que soutient David CHALMERS qui dit y avoir été conduit par l’examen rigoureux de l’insuffisance des arguments opposés.
• Le Transhumanisme
Julian HUXLEY, premier directeur général de l’UNESCO, est le créateur du mot « transhumanisme ». Il avait une croyance dans les capacités bienfaitrices du progrès des sciences qui pousseraient vers le dépassement des limites de l’humanité actuelle. Certains transhumanistes vont jusqu’à parler de « posthumanisme ». Avant de devenir des « post » nous serions des « Trans » œuvrant à la grande mutation.
Ray KURZWEIL, ingénieur et businessman, que Bill GATES considère comme « la personne la plus douée qu’il connaisse en matière d’anticipation de l’avenir de l’intelligence artificielle », estime que l’existence humaine ne dépend pas d’un corps biologique. Quitter le corps ne signifierait pas quitter l’humanité. Ainsi il prévoit de vaincre la mort en transférant son cerveau sur une machine. Il décrit une ultime évolution de l’univers où tout deviendrait intelligence. Il pense que nous aurons un jour des créatures artificielles plus intelligentes que les êtres humains. C’est ce qu’il appelle l’avènement de la « singularité ». La question qui se pose est de savoir si ces créatures seront conscientes ou simplement intelligentes. L’intelligence artificielle sera-telle toujours amicale ? Certains craignent qu’un jour elle se retourne contre les humains et soit à l’origine de la disparition de l’humanité.
Antonio DAMASIO, neurobiologiste, Université de Californie du Sud, estime que la science est en train de remplacer la philosophie par des études expérimentales, de substituer à des discussions sans fin des vérités rigoureusement établies. Pour lui nous sommes déterminés par nos gênes. Le développement in utéro fait que dans le tout début de la vie on en sait déjà beaucoup. Puis vient ensuite l’influence de la parenté et de la culture. Nous sommes déterminés par toutes ces influences.
Nous savons maintenant que nos neurones peuvent se régénérer. La mise en lumière de la neurogénèse permet de comprendre que le cerveau adulte a la possibilité de s’adapter aux changements qui surviennent au cours de la vie. Si notre cerveau peut se régénérer indéfiniment n’est-ce pas à terme une remise en question de notre finitude ?
Depuis toujours perception, mémoire, intelligence, calcul, langage, conscience, identité sont des domaines privilégiés de réflexion pour les philosophes. Si la science du cerveau parvenait à expliquer la conscience sous toutes ses formes, tout serait élucidé et la philosophie dissoute, c’est la thèse d’Antonio DAMASIO (cité dans « HUMAIN » de M. Atlan & R.P. Droit).
Autour du cerveau et des enjeux de son exploration ce sont des affrontements philosophiques qui se déroulent et qui engagent des représentations de l’humain et de ses relations à la nature.
Qu’il y ait une relation étroite entre notre cerveau et nos pensées, personne n’en doute. Mais qu’il s’agisse d’un lien de causalité, de production cela n’est nullement établi. Les avancées scientifiques de la neurobiologie ne risquent-elles pas de négliger d’autres conceptions de l’humain, de l’esprit, du sens, d’autres représentations mentales du réel que celles induites par l’imagerie ?
Sciences, techniques et progrès de l’humanité
Pourquoi la technique, au lieu d’être en harmonie avec ce qui l’entoure, est-elle devenue perturbatrice, voire dangereuse ?
Le mouvement transhumaniste voit l’être humain accéder à un stade supérieur de son évolution grâce aux technosciences. Il promeut l’avènement d’un surhomme technologique soustrait à tout ancrage naturel. Il prétend défendre un modèle d’amélioration de l’être humain qui se veut en continuité avec celui promu par le siècle des Lumières. Mais le sociologue, Nicolas Le DEVEDEC dans la revue Esprit de novembre 2015, démontre que le transhumanisme a une conception de l’émancipation humaine étroitement technoscientifique, biocentrée et individualiste. Jamais il n’est question d’apporter une réponse sociale et politique aux problèmes sociaux qui se présentent. L’amélioration de l’individu et de ses performances physiques, intellectuelles et émotionnelles n’est envisagée que sous l’angle technoscientifique. Cette quête biotechnologique de l’amélioration et de l’augmentation de l’humain occulte la dimension sociale du combat des Lumières pour l’institution d’une société plus juste.
En biologie le clivage entre vivant et non vivant devient problématique. Dans le domaine de l’intelligence artificielle, la différence entre machine et conscience se brouille. Dans le monde numérique, où par définition on ignore les frontières, la prétention est de les abolir. Le rêve est de s’affranchir des limites du corps, du temps, de l’espace, nous nous efforçons d’augmenter indéfiniment nos capacités productives, notre confort de vie. Mais une conscience aigüe des limites émerge comme l’autre face de notre présent et révèle une tension entre le désir d’illimité et la conscience des limites.
Sur les mutations en cours, quel est notre pouvoir d’agir ? Qu’est-ce qui nous incombe ? Sur quelle image de l’humain, de sa dignité, de ses capacités pouvons-nous guider nos choix ? Quelles représentations de la science, de la technique et de l’avenir sous-tendent et mobilisent ces réflexions ? Comment ne pas oublier que l’être humain est un individu qui vit en société et que le sort de chacun est lié au sort de tous ? L’humain n’est pas pensable isolément. Le sens ne surgit que de la relation à l’autre. Cette relation à l’autre est constitutive de l’humain. Elle le construit, le façonne et lui permets d’exister. Sa propre subjectivité émerge de tout ce que les autres tissent, par leur existence, leurs discours, leurs désirs, leur présence. Par imitation, échange, opposition, ses connaissances, ses goûts, ses convictions se sont formés et développés en relation avec les autres. Sa subjectivité est entièrement issue d’une intersubjectivité. L’individu émerge d’un vaste réseau qui existe avant lui, sans lui, hors de lui. Sa singularité résulte du mélange constitué de ces éléments. L’humain n’a de sens que sur fond d’exigence éthique, de société et d’histoire. L’intersubjectivité occupe le centre de l’existence et de l’identité humaine. L’individu évolue et se constitue autrement à mesure que bougent les techniques, l’histoire et les sociétés. Il se construit différemment, s’inscrit dans de nouveaux schémas.
Longtemps nous avons cru avec le siècle des lumières que la responsabilité des humains était de faire progresser les savoirs, perfectionner les techniques, et ainsi permettre à l’humanité de gagner sa liberté sur terre. Mais l’histoire du XXème siècle a prouvé que sciences et techniques, loin de rendre les humains meilleurs, pouvaient leur permettre de tuer plus. Les progrès des sciences et les raffinements de la culture ne constituent en rien des digues contre la barbarie.
Pour certains philosophes la technique est autonome et échappe à ses créateurs. Le monde de la technique moderne vide la réalité de toute épaisseur, déshumanise le quotidien, ravale l’existence au statut de marchandise. Hannah ARENDT dans « la condition de l’homme moderne » développe l’idée que le travail dans la société moderne, conditionnée par la technique, transforme profondément le rapport des êtres humains à leur propre vie. Notre responsabilité est de contrôler le pouvoir de nuire de la technique. Sa puissance est devenue telle qu’une catastrophe pourrait mettre un terme à l’humanité.
Face à ce catastrophisme d’autres philosophes mettent l’accent sur la continuité de la technique et la vie. Georges CANGUILHEM, philosophe des sciences, plutôt que d’opposer la technique et la vie, propose de concevoir la technique comme un fait de la vie, son véritable prolongement, sa manière de construire sa relation avec ce qui l’entoure, et ce dans un processus dynamique. Gilbert SIMONDON, philosophe contemporain, s’est efforcé de réhabiliter la technique comme une réalité humaine, une composante de la culture. Il ne s’agit plus d’attendre de la technique l’émancipation de l’humanité, pas plus que de craindre sa déshumanisation ou son anéantissement. Nous sommes responsables de notre compréhension de ce que signifie la réalité humaine de la technique. Avec les nouvelles possibilités de manipulation du vivant, de réorganisation de l’ADN, cette analyse se révèle d’une actualité brulante.
Selon Jürgen HABERMAS, philosophe allemand contemporain le risque principal est celui d’un nouvel eugénisme, c’est-à-dire d’une tentative volontaire d’amélioration de l’espèce humaine. Comment faire le tri entre une technique scientifique constituant un progrès légitime et une technique qui menacerait la nature humaine dans son essence biologique ? Comment préserver la nature humaine ?
Laissons la parole à Jürgen HABERMAS.
« Les hommes sont des êtres sociaux qui ne peuvent exister qu’inscrits dans des formes culturelles de vie, et ces formes n’apparaissent qu’au pluriel. Dès le commencement, notre espèce est impliquée dans un processus de développement culturel qui n’a cessé de s’accélérer. Par le biais des progrès techniques cette « seconde » nature empiète sur notre constitution organique. ….
La technologie a servi d’abord à améliorer nos organes.
Dans cette perspective, on peut être tenté de tenir également pour tout à fait « naturelle » la nanopuce qu’il faudra un jour implanter dans le cerveau afin d’améliorer sa fonction de mémoire. …
Tant que les interventions chirurgicales restaurent une fonction organique endommagée, nous considérons qu’elles sont inoffensives. ….
Mais, au bout de la chaîne, nous atteignons une zone grise où la limite entre interventions chirurgicales à caractère thérapeutique et interventions chirurgicales visant une amélioration devient floue. …
Il est difficile pour les profanes d’apprécier jusqu’où, au juste, on peut aller dans le développement des technologies permettant une « amélioration » de l’organisme humain. Parce que tout cela a lieu en dehors de toute publicité, au sein d’entreprises privées. Le véritable scandale réside dans la naïveté, qui consiste, en accord avec la recherche et l’industrie, à partir du principe que les améliorations eugéniques seraient souhaitables par elles-mêmes. …
Nous ne devons pas abandonner les cas les plus évidents « d’augmentation de l’humain », que nous pouvons anticiper aujourd’hui, à la loi du marché. La problématique morale et juridique de ce développement exige une régulation politique. Le véritable défi n’est pas la nouveauté du problème, mais surtout la croissance rapide des développements technologiques commandés par le capital. Ils sont tellement importants qu’une politique volontariste, réactive, doit s’en occuper à temps. Comme d’autres développements à risques, ceux-ci exigent une évaluation morale des suites techniques envisageables, probables. Étant donné que cette estimation ne saurait être abandonnée aux soi-disant experts, c’est finalement une affaire qui relève de la formation de la volonté démocratique – à condition que règne le pluralisme idéologique. …
Dans les conceptions abstruses de l’homme de certains « technofreaks » – adeptes fous de la technologie -, les conditions préalables pour une vie en commun ne sont plus satisfaites, je veux dire pour une vie en commun qui pourrait être soumise à une évaluation morale. C’est pour cela que j’ai introduit le concept « d’éthique de l’espèce humaine », qui permet d’évaluer si demeurent réunies les conditions pour un mode de vie en commun, qui soit encore sensible aux questions de justice en général. »
Préserver les conditions d’une vie éthique collective et démocratique, d’une pensée de la dignité de l’humain, d’une résistance à la prolifération des techniques sous la pression du marché c’est le souci constant de Jürgen HABERMAS, convaincu que nous pouvons demeurer responsables des techniques sans être submergés par elles.
Jean-Claude MILNER, linguiste et philosophe contemporain, contrairement à ceux qui considèrent qu’il n’existe qu’un seul vaste ensemble fusionnant sciences et techniques dans la technoscience, maintient la distinction. La technique n’est pas la science, elle peut devenir de la marchandise, la science pas nécessairement. Pour le philosophe c’est l’usage capitaliste des techniques, leur rentabilisation immédiate dans la recherche du profit qui favorisent et introduisent ces mutations accélérées. La technique est rendue dangereuse par sa prolifération marchande incontrôlée.
Toutes les cultures et toutes les philosophies s’accordent sur le fait que ce qui définit l’homme, c’est qu’il ne se produit pas en série. Il n’est ni « sérialisable » ni « sérialisé ». Un individu humain ne peut jamais être un autre, l’un n’est pas substituable à l’autre. Si le clonage humain est possible cela introduit la sérialisation et le substituable. L’éventualité d’une marchandisation des biotechnologies devient d’autant plus forte que le règne de la biologie a désormais succédé à celui de la physique. Pour MILNER il y a une responsabilité générale qui concerne tout le monde, celle de résister à la mise en série par la pression du système marchand qui est pour lui in-distinguable aujourd’hui du système technique.
Finalement les travaux scientifiques nous racontent des histoires de toujours : ne plus souffrir, cesser d’être malade, demeurer durablement jeune, ne pas mourir… Le propre de l’humain est de tisser des histoires, construire des récits. Pas d’humain sans mythes, fables, récits, narrations, autant de manières d’assembler les évènements, de leur donner sens, d’avoir prise sur le monde. C’était vrai dans les huttes de feuillage ou dans les cabanes de pierres sèches, c’est toujours vrai au sein des sciences. Découvrir, pour les scientifiques, c’est aussi raconter une histoire. Nous vivons dans un monde d’innovations permanentes et nos représentations se transforment plus vite que les humains. Certains revivifiés par les nouvelles technologies prolongent le vieux mythe de « l’homme nouveau ». En finir avec l’humain, le transcender, passer à autre chose. Comme au XXème siècle cette histoire d’homme nouveau a provoqué les plus grands amoncellements de cadavres humains, nous avons toutes les raisons d’être méfiants.
La bioéthique est un pont entre les sciences de la vie et les valeurs humanistes.
La confiance aveugle envers les sciences et les techniques est une erreur, la défiance systématique en est une autre. La technologie n’est pas, dans son essence, radicalement différente des outils les plus simples. Un marteau peut servir à assembler des planches ou à défoncer des crânes. Dans un cas comme dans l’autre il n’est en rien responsable, seuls le sont ses utilisateurs. Ce n’est pas la technique qui est en soit bénéfique ou maléfique, mais les usages qu’on choisit d’en faire.
La complexité des technologies actuelles n’est pas comparable à un marteau. Leurs usages ne sont pas simplement individuels et le choix lui-même se complexifie. Ce choix ne doit pas être une affaire de spécialistes mais être ouvert à un large public. La bioéthique est l’affaire de tous. Nous devons rester vigilants quant aux possibles dérives, aux possibles mauvais usages des découvertes scientifiques. Aidons le plus grand nombre à comprendre, à avoir accès aux connaissances, pour que chacun ait les moyens d’un jugement approprié. L’ignorance laisse à un petit nombre la responsabilité des choix qui peuvent être sujet à toutes les influences et notamment à la pression économique dès lors que les découvertes qui ont des applications à grande échelle, laissent entrevoir une rentabilité financière. Gardons un œil critique sur les conséquences sociales et les dérives possibles de la recherche et ses applications. Veillons à faire participer la société au débat sur les orientations de la recherche en biologie et ses applications.
L’interdépendance des différentes espèces au sein d’un écosystème n’est plus à démontrer. Les activités humaines détruisent des équilibres naturels, produisent des gaz à effet de serre, provoquent le réchauffement climatique, épuisent les stocks d’énergie que l’on sait limités. L’idée que l’humain peut détruire le monde terrestre et ainsi se détruire lui-même émerge et pose le problème des limites de l’activité humaine et de sa responsabilité vis-à-vis de la nature. L’humain n’est pas la seule source des valeurs, il est une partie d’un tout qui a la particularité d’être responsable de la conservation de ce tout. Les partisans de « l’éthique de la terre » nous font prendre conscience de nos limites et nous obligent à développer un humanisme différent, un humanisme de la diversité et de l’altérité.
Corinne PELUCHON, philosophe, nous propose de retenir la continuité fondamentale de la nature, des animaux et des humains mais en ne perdant pas la spécificité et la responsabilité humaines. Le point de vue humain sur le non-humain peut évoluer, prendre en compte l’écosystème. Il peut aller de l’instrumentalisation au respect, de l’indifférence à la reconnaissance. Il n’en demeure pas moins le point de vue humain.
Aujourd’hui c’est la définition même de l’humain qui est mise en cause, ce qui explique la difficulté qu’il a de se définir, de s’identifier. Nous assistons à la naissance de ce que l’on peut appeler le « posthumain », ou le « transhumain », issu d’une science et d’une technique qui ignorent la morale, effacent la limite entre le permis et l’interdit, n’ont pas à se poser la question du Bien et du Mal. …
« Demain avec les NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives) que restera-t-il de l’humain originel avec ses pulsions, ses désirs, ses fourvoiements ?
Nous devons prendre la mesure du bouleversement en cours, peut-être le plus important de l’histoire de l’humanité, puisqu’il touche à ce qui fait de l’homme et de la femme, des êtres humains, penser cette mutation anthropologique et entreprendre avec ces nouveaux outils l’édification de l’avenir de l’humanité.
Plus que jamais, avec sens des responsabilités et sagesse, l’homme a besoin des principes éthiques des Lumières pour mettre les sciences et les technologies au service de l’humanité et non l’inverse.
Références bibliographiques
« La mort de la mort – comment la techno médecine va bouleverser l’humanité » – Dr Laurent ALEXANDRE – JC Lattès
« Humain – une enquête philosophique sur ces révolutions qui changent nos vies » – Monique ATLAN et Roger-Pol DROIT – Flammarion
« L’avenir de la nature humaine » – Jürgen HABERMAS – tel Gallimard
« La condition de l’homme moderne » – Hannah Arendt – Agora Pocket
« La technologie et la science comme idéologie » – Jürgen HABERMAS – NRF Gallimard
« Habermas, dernier philosophe » dans Revue Esprit Août-septembre 2015
« Retour vers le futur transhumaniste » de Nicolas LE DEVEDEC dans Revue Esprit novembre 2015